Il y a deux ans, j’ai vu La Nuée, de Just Philippot. C’est un film comme je n’ai pas l’habitude d’en voir. Un « film d’horreur », comme j’ai pu le lire dans des revues de cinéma. N’empêche que j’en suis sortie enthousiaste parce que sous ses dehors de fable effectivement horrifique, c’était un film qui questionnait notre rapport à la nature, à travers notre rapport aux animaux.
Tout pile comme Le Règne animal. Dans ce dernier film de Thomas Cailley, l’humanité en est à ce point de son évolution où une mystérieuse épidémie transforme certains humains… en animaux. Sauvages, de préférence. Comme cette créature, mi-homme mi-oiseau, qui se débat pour sortir de la camionnette dans laquelle on l’a enfermée, tellement puissante qu’elle y parvient et qu’elle blesse au passage tous les humains qui ont le malheur de se trouver entre ses ailes de géante.
François et Emile, père et fils, ont été touchés par cette épidémie à travers leur femme et mère, Lana, dont le visage se recouvre de poils et les mains de griffes de fauve.
Comment réagirait notre société, à votre avis, face à un tel phénomène ? Dans le film, elle pourchasse les créatures pour les enfermer dans des centres qui s’apparentent à des prisons. Les riverains inscrivent des slogans hostiles sur les murs de ces centres, « pas de ça chez nous »… M’est avis qu’on ne ferait pas mieux.
Pour avoir attaqué son fils (avant que le film ne commence), Lana a été arrêtée et va être transférée dans un de ces centres fermés. François et Emile suivent le convoi mais un accident survient, les humains-mutants-animaux s’enfuient dans la forêt, Lana disparaît…
Voilà un film trépidant, où il se passe plein de choses peu communes. Pendant que le père s’installe à proximité de la forêt où s’est réfugiée Lana, et s’organise pour reprendre contact avec elle, son fils explore l’endroit, retombe sur l’homme-oiseau du début, l’apprivoise, mais aussi, vit sa vie de grand ado, va au lycée, y rencontre des jeunes de son âge… Les deux personnages sont si bien écrits et surtout si extraordinairement incarnés par deux acteurs en état de grâce, que rien de ce qui leur arrive ne nous laisse indifférents. Romain Duris déborde de son énergie d’éternel jeune homme, et en même temps il est ce père auquel on croit, qui se démène pour protéger les siens. Paul Kircher ne déchire pas l’écran, il le fracasse avec son visage si expressif, où surgissent encore des éclats d’enfance, des sourires désarmants. Et son corps palpite, plein de force juvénile et de la grâce et la maladresse d’un faon.
Une scène persiste dans ma mémoire : François et Emile s’enfoncent en voiture dans la forêt, de nuit car il est interdit d’y pénétrer de jour (à cause de la dangerosité supposée des créatures). Les phares éclairent juste un chemin de terre bordé d’arbres et de fougères qu’on devine à peine tant ils sont plongés dans l’obscurité. A un moment, François raconte à son fils un souvenir, comment il a dragué sa mère sur l’air de la chanson « Elle est d’ailleurs », de Pierre Bachelet. Le genre de tube sentimental qu’on n’assume pas ; mais apparemment, le titre a pris tant de place dans l’histoire du couple que la cassette est dans la voiture. François la met dans le lecteur, pousse le volume à fond et sur l’air de : « Et moi je suis tombé en esclavage de ce sourire, de ce visage, et je lui dis Emmène-moi… » les deux hommes ouvrent en grand leurs fenêtres et François crie : « LANA ! » et Emile crie : « MAMAN ! » et ça fait sourire et ça serre le coeur tout à la fois.
Et que dire de la gageure de créer des créatures ? Ces hommes, ces femmes, ces enfants qui se transforment en animaux, sont nés de la bricole. Pas de fonds verts sur le tournage (si ce n’est la forêt), pas de capteurs sur les acteurs pour bidouiller leur image sur ordinateur. Rien de toutes ces facilités. Sur les corps des acteurs, ils ont collé des écailles, des ailes, toutes sortes d’enveloppes animales imaginées avec poésie, et ça les rend émouvants.
Sortant de là, on pense à la nature et aux animaux qui la peuplent, différemment. Parce qu’on vient de partager leur expérience comme jamais.
Isabelle DEVAUX