Légua de Filipa Reis & João Miller-Guerra 2h Portugal/France/Italie 2023
« Au secours, je ne veux pas subir un tel acharnement thérapeutique quand ce sera ma fin, laissez-moi mourir ! » Quand la salle se ralluma, ce cri de rejet spontané fut ma réaction immédiate, jugée par d’autres bien injuste au regard de la tendresse et de l’abnégation volontaire d’Ana, l’aide à domicile de Milinha la moribonde. Or l’âme sacrificielle m’est on ne peut plus suspecte. Pas d’intrigue divulgâchée : cette fiction présente la fin d’une vie adoucie par une femme toute à son dévouement.
Reprenons au début ce film magnifiquement tourné. Certains plans et éclairages ont la splendeur de tableaux de peinture. La montagne. Le luxe cossu de l’intérieur de la maison dont la façade ne sera montrée qu’à la toute fin. On ne voit pas le village. Unité de lieu. Ana ne sort que dans le jardin à l’orée du bois.
Au début, la scène d’amour charnel entre Ana et son mari paraît plaquée. À première vue seulement. Le sexe est centré sur le plaisir féminin, la montée de sa jouissance. Corps qui aime ou qui danse et chante devant le miroir. Rares moments où Ana se lâche. Ce film est une ode au corps ressenti sous tous ses aspects.
Corps du plaisir ou de la douleur. Corps de l’abandon ou du labeur acharné. Au ménage. Dans le jardin. Gestes précis, rapides et délicats des mains des deux femmes maniant les ustensiles les plus fragiles. Corps vieilli de Milinha qui peine à se pencher et se relever ; alerte indécelée. Corps d’Ana qui bêche, irrigue et bosse. Ses pieds bottés de lourd caoutchouc collent à la terre aussi riche que les propriétaires absents. Corps épuisé d’Ana qui caresse son ventre en manque de l’homme parti tenter sa chance en France. Tentation réfrénée de la masturbation.
Vous l’avez deviné, Ana est femme de ménage. Mais sa condition matérielle n’est pas celle d’une prolétaire car elle possède sa voiture et habite non dans les combles de la maison patronale mais ailleurs. Cependant, elle est une domestique du bas de l’échelle de la considération sociale. Taiseuse, Ana sourit rarement. Elle semble accepter en silence sa condition, comme normale. Il y a beaucoup plus pauvre ! En fait, on ne sait pas ce qu’elle en pense. Elle paraît si dure sans laisser entrevoir une once de révolte. Elle se laisse engueuler et rabaisser sans répit par la vieille gouvernante de la maison tant que celle ci est encore sur pieds. Milinha est la majordome à qui les patrons délèguent l’autorité, la gestion de l’argent et tous les aspects bassement matériels.
Jusqu’au jour où la vieille grenouille de bénitier tombe malade et dépend de son inférieure hiérarchique, quand le besoin est urgent de consulter à l’hôpital puis de se faire soigner. C’est grave, très grave. Le diagnostic sans espoir est dévoilé à Ana. Dès lors le film bascule. Le rapport de force s’inverse.
La bonniche humiliée gagne un galon de pouvoir. Le sort de la vieille peste est désormais entièrement entre ses mains. Mains qui la nourrissent et la lavent. Bras qui la retournent et la portent. Tant d’ellipses sur l’évolution de la maladie. Quelques semaines ? Des mois ? Plus ? Le film ne le dit pas.
Ana refuse de suivre en France son mari maçon. « Nettoyer la merde des Français » serait dégringoler au plus bas de l’humiliation. Elle accepte sa condition de domestique mais pas l’émigration vécue comme une pire déchéance. Je présume que son refus sous-tend l’intuition de troquer ce paysage magnifique et ce cadre de vie spacieux pour un une pièce cuisine de HLM de banlieue, au service de patrons peut-être pires et plus présents.
Ana sacrifie trop tôt une sexualité épanouie. Son unique rire éclate lors de la fête d’anniversaire de ses 49 ans. Une grande table est dressée sous un hangar dont on ne voit pas l’extérieur. Les amis sont heureux. Tiens donc, Ana a aussi une vie sociale insoupçonnée hors de la maison. Il n’empêche qu’en se consacrant intégralement à la mourante, Ana sacrifie aussi sa fille qui lui en veut à juste titre. L’adolescente est lucide quant à la méchanceté de la malade encore capable à ce stade, d’être assise à table mais plus de peler seule son orange. La fille d’Ana ne perçoit pas la liberté enfin acquise par sa mère à travers ce pouvoir inversé. Juste retour des choses ?
Perversité de la servitude consentie dans l’attente plus ou moins consciente du retournement, forme de vengeance contre les vexations subies à longueur de temps. Quiconque le discerne, qui fut témoin de l’apparent oubli de soi d’une épouse d’un tyran familial tombé malade, le soignant jusqu’à sa mort quand il décline au point de dépendre intégralement de la conjointe antérieurement malmenée. Celle-ci prend enfin sa revanche ! Elle n’est plus humiliée, elle s’offre le luxe d’être aimante, d’embrasser le front de la malade enfin à sa merci. Elle est estimée comme une sainte par le personnel hospitalier. Envoyer en maison de retraite le tyran déchu serait la perte par l’épouse de son pouvoir tardif si durement acquis. Et renoncer à sa fierté nouvelle.
Peu de paroles dans ce film. Peu importe les passages fantasmagoriques que l’on ne comprend pas. La mort n’est montrée que par un bras qui tombe. À nouveau le film bascule. La domestique a quitté son sempiternel tablier pour descendre nager dans la rivière que l’on découvre. Que son corps est beau quand il exulte enfin !
Dans l’image finale, elle retire le panneau de vente de la maison. Les vautours de l’immobilier étaient à l’affût. Le film ne dit rien du devenir d’Ana.
Ce film traite du corps au cœur de la condition de domesticité. Il traite de la soumission de classe et des rapports individuels de pouvoir. Compenser les humiliations afin de sauvegarder la dignité, en est le sujet.
La non acceptation de la génération suivante (séquence de la fille qui s’éclate en boite de nuit) n’est pas de l’égoïsme mais le refus de réitérer ce que la mère à subi. Sans comprendre que son sacrifice apparent est une prise de pouvoir. Revanche aux petits oignons, certes de courte durée. D’où la nécessité de reculer l’échéance fatale au prétexte que « elle m’a aidée à vous élever », l’une des rares phrases prononcées par la mère.
Florence B., le 24 décembre 2023