Avez-vous vu Ciudad sin sueño (la ville sans rêves) de Guillermo Galoe ?

Un lévrier blanc prénommé Atomica poursuit un lièvre sur un plan-séquence de terre pouilleuse grisâtre, la couleur des peintres depuis Lascaux jusqu’à Georges Braque. Leur vitesse donne le vertige dans la lumière rosée de l’aube, cette frise irisée des débuts de journée torride, telle une promesse insensée d’éternité. Tout à coup, l’image vire au fuchsia d’un filtre polarisant. Juchés sur leur pick-up, les petits ferrailleurs Bilal et Toni (Bilal Sedaoui et Antonio Gabarre) avec leur grand-père (Jesus Fernandez Silva) chevauchent des destriers imaginaires. Le motif revient avec la vision du chien et du lièvre, le rodéo, les cris des enfants, les rires du vieux, la bande son échevelée, l’enchaînement rythmique, tout est d’une précision inouïe, dans ce prologue d’une poésie absolue. Tous les matins du monde valent celui-là, plein de fête et de joie, peuplé de figures burlesques sans qu’on rie à leurs dépens, parce que dans le rire c’est le propre de l’homme que le réalisateur capte.

« Regarde-la ma ville, elle s’appelle bidon, vivre là-dedans c’est coton », À la Canada Real, énorme bidonville en banlieue madrilène, le gouvernement a coupé l’électricité pour obliger les habitants, des manouches surtout, à déménager en ville et récupérer ainsi les terres. Sur cette trame sociale, le déracinement progressif de tout un monde, Guillermo Galoe construit sa fresque picturale, où les légendes des vielles gipsys se matérialisent sous nos yeux, la rivière de lait, de café et de vin, la ville tout en or, les oiseaux couleurs d’arc en ciel, les coqs à crête verte « alors, on vit des ombres de feu, c’était le futur. Raconte le futur ! Encore ! Non, Toni, toi, raconte-leur. » Les enfants réenchantent tout et nous voyons le monde par leurs yeux. Comme chez Ribera, la gestuelle se fait théâtrale, les coloris noirs ou flamboyants, le réalisme cru et le clair-obscur tragique. Chez les gitans, la transmission est un rituel magique, du grand père aux petits-enfants, des matriochkas aux jeunes issus du no man’s land jonché de seringues et de crackeurs, tous font corps avec les ainés. Quand Toni s’arrache finalement à son quartier sans eau, sans avenir, mais pas sans mémoire ni attaches, il fait le fier mais n’en mène pas large, brinquebalant sur une remorque de fortune, c’est à Rimbaud qu’on pense, celui d’Enfance « Je suis le piéton de la grand ‘route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant […]
 L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant
 ».    

Le réalisateur vécut trois ans parmi la communauté avant de les filmer dans un rôle proche de leur réalité. On imagine les acteurs lors de la présentation du film à Cannes, avec ses grands hôtels, ses villas somptuaires, et ses plages privées. « C’est comme être dans un rêve », ont-ils dit. Antonio Gabarre a préféré rester à la Canada Real avec son cousin, son oncle et son grand-père, redoutant les escaliers de Cannes, il n’a probablement jamais vu un escalier de sa vie. Les autres ont vu la mer pour la première fois.

Tous crèvent l’écran, ont-ils jamais été regardés ?  Eux que beaucoup ne considèrent même pas comme des citoyens. Aujourd’hui, sur les trottoirs des villes, les visages deviennent rares, le plus souvent absorbés par l’écran du smartphone. L’individu est distrait, saisi dans une sorte d’hypnose sans fin, indifférent à ce qui se passe à son entour. Tout est morcelé, rien n’est compatible avec les fratries nombreuses, qui vivent en symbiose avec leurs voisins, les chats, les perroquets, les iguanes.

Guillermo Galoe a rencontré à la Canada Real son propre projet de cinéma, il n’est pas près de la quitter. Abbas Kiarostami, qui a lui aussi beaucoup filmé les enfants, disait : « tu es ma balle de polo poursuivie par ma crosse. Je cours sans cesse pour te suivre bien que ce soit moi qui te pourchasse ». Est-ce le réalisateur qui dirige son film, ou l’acteur qui conduit le réalisateur ?

Que vont-ils devenir ? La découverte d’un univers artistique qu’ils ne connaissaient pas jusque-là va de pair avec la découverte de leur corps, de leurs peurs et de leurs émotions les plus intimes en miroir, rêveront-t-ils de cinéma plus tard les jeunes biffins de Madrid ?

Sylvie Boursier

Photos © Juan Manuel Castro

Ciudad sin sueno de Guillermo Galoe est sorti en salle le 3 septembre