« On vit dans une société où les établissements publics ne remplissent plus du tout leur valeur d’intérêt général. » (Jamal Abdel-Kader)
D’abord, on suit un homme qui pousse un fauteuil roulant, dans les couloirs d’un hôpital. Ce qu’on voit de lui, étant donné qu’on est dans son dos, c’est un tatouage sur sa nuque : un bouton Stop. Un cercle avec 2 barres verticales en son centre, comme on en voit sur les appareils électro-ménagers. C’est le symbole dessiné sur le bouton qui sert à arrêter les machines. Comme s’il rêvait, cet homme, qu’on appuie au milieu de ce cercle qu’il a, tatoué au milieu de sa nuque, pour qu’il puisse s’arrêter, se reposer, souffler. Ou comme s’il était une machine, considéré comme une machine, tout juste bon à produire et à reproduire les gestes qu’on attend de lui, sans s’attarder sur ses affects.
Plus tard, on le reverra de face, cet homme ; mais il n’est pas au centre du film. La figure centrale du film, c’est Jamal Abdel-Kader, un psychiatre qui travaille à l’hôpital Beaujon, l’hôpital public de Clichy, aux portes de Paris. A deux reprises, on les voit converser, l’homme au bouton stop sur la nuque, qui est un aide-soignant, et le médecin. Ils commentent ce que le film montre : la déliquescence de l’hôpital public et par conséquent, de leurs conditions de travail. Et leurs efforts surhumains pour maintenir, malgré cela, la qualité de traitement des malades.
Le docteur Abdel-Kader passe son temps à courir d’un service à l’autre, d’un patient à l’autre, là où on l’appelle. Mais quand il arrête sa course folle pour prendre soin d’un patient, il s’arrête vraiment, prend le temps qu’il faut pour l’écouter, pour « le calmer », comme il dit. Ceux qui viennent d’arriver sont de véritables « cocotte-minutes » humaines. Nous suivons le rythme du film qui suit le rythme du docteur. Accélérations : il profite d’un parcours pour passer un coup de fil, tout son temps est rempli, dense, entre deux patients. Décélérations : il écoute, laisse au malade le temps qu’il lui faut pour briser le silence et quand Jamal Abdel-Kader reprend la parole, ses mots sont les sous-titres d’une extrême empathie.
Assister à ses entretiens avec les malades, l’écouter raconter comment il a grandi dans l’hôpital, l’écouter réfléchir au sens et aux conséquences de la destruction méthodique de cet hôpital public qui a construit sa représentation du monde, ses valeurs, donne la sensation, peu à peu, d’être soignés nous-mêmes. Parce qu’on a tous mal, non ? On a mal à notre société pleine de tensions, à nos services publics méthodiquement détruits par des politiques au service du profit, à l’augmentation de la pauvreté et de la précarité. Ecouter cet homme parler avec ses patients, ou pendant une pause avec des collègues, qu’il travaille ou commente son travail, c’est comme appliquer un baume sur une plaie, ça fait du bien. Parce qu’une voix humaniste s’élève au milieu du chaos.
Il dit : dans nos villes, tout se mesure à l’aune de ce que ça rapporte. Or, les fous, non seulement ils ne rapportent rien, mais ils coûtent. Ils sont tout en bas de ce que la société capitaliste considère, prend en compte. C’est pour ça que quand on réduit des budgets, c’est sur les services publics qui s’occupent des plus faibles, des vulnérables, qu’on tape en premier. Or, le degré d’humanité d’une société ne se mesure-t-il pas à sa façon de traiter justement cette partie de sa population ?
L’hôpital Beaujon, qui est l’hôpital public de Clichy, aux portes de Paris, est filmé lui aussi comme un personnage, avec des plans de nuit, en contre-plongée, sur cette grande bâtisse où l’on devine des milliers de patients plus ou moins souffrants, de soignants plus ou moins fatigués. Régulièrement, des photographies en noir et blanc font un arrêt sur image. Elles ont été prises par la mère de Nicolas Peduzzi (le cinéaste) qui a été reporter de guerre. Elle photographie des scènes quotidiennes de la vie dans cet hôpital mais aussi l’atelier-théâtre que Jamal Abdel-Kader a créé pour ses patients. Une fille joue Roméo, un garçon Juliette et les chaises jouent leurs tombeaux.
Il l’a créé contre l’avis de sa hiérarchie, cet atelier-théâtre. C’est hallucinant, non ? Comment la direction d’une structure de santé peut-elle s’opposer à la création d’un lieu où l’art permet de sublimer ses souffrances ? Lors d’une conversation avec son collègue aide-soignant, le médecin se demande si continuer à travailler dans un lieu qui maltraite les patients, ce n’est pas collaborer à leur maltraitance. Dès lors que cette question se pose à sa conscience, devinez ce qui s’ensuit…
Isabelle DEVAUX
Photographies de Pénélope Chauvelot :
Sur le site de l’ACID, association de cinéastes qui promeut la diffusion de films indépendants et qui a choisi d’accompagner Etat limite, le réalisateur Nicolas Peduzzi s’entretient avec un autre cinéaste, Lucas Delangle : une conversation.