Cette année, un nouveau genre est apparu au cinéma : le genre « film documentaire qui fait appel à des acteurs pour raconter, ou relayer, une partie de la narration ». C’est un genre hybride mais attention : ce n’est pas le docu-fiction, genre pauvre auquel la télévision a recours pour raconter des pans d’Histoire tout en filmant des acteurs dans des décors et des costumes de l’époque qu’elle raconte, juste pour créer les images les plus platement illustratives qu’on puisse imaginer. Kaouther Ben Hania, qui a réalisé le premier OVNI de ce nouveau genre apparu sur nos écrans cette année, Les Filles d’Olfa, a bien dit sa détestation des docu-fictions, et qu’elle ne s’en était surtout pas inspirée ; qu’au contraire, elle leur avait tourné le dos.
Mona Achache fait de même dans Little Girl Blue. A la mort brutale, par suicide, de sa mère Carole Achache, elle a reçu en héritage 17 caisses pleines de photos et, fait assez exceptionnel, de captations audio sur lesquelles sa mère s’était elle-même enregistrée lors de conversations qu’elle avait eues avec des proches ou des connaissances. Sa mère photographe, écrivaine, fille de Monique Lange elle-même romancière, intellectuelle, amie d’écrivains comme Marguerite Duras et Jean Genet.
Il a fallu du temps à Mona Achache pour se plonger dans ces archives. C’est lourd, au sens littéral et figuré du terme, 17 caisses pleines de photos et documents. Mais un suicide, c’est lourd aussi, ça laisse aux survivants un gouffre de questions. Alors, au bout du temps qu’il lui a fallu pour rassembler son courage, Mona Achache s’est plongée dans ces caisses où elle est d’abord tombée sur des photos de sa mère jeune, resplendissante de jeunesse même, qui n’avaient rien à voir avec la femme dépressive, amère, fatiguée de vivre, qu’elle avait connue. Puis elle a découvert et écouté les bandes audio et là, elle a appris toutes les facettes d’un secret dont elle n’avait jusqu’alors perçu que les contours et les effets. Un secret qu’on sait aujourd’hui malheureusement banal, une histoire d’abus sexuel, destructeur, pendant l’enfance. Un secret qui dépasse la seule histoire de sa mère pour rejoindre l’histoire de la mère de sa mère, puis sa propre histoire, comme une malédiction qui court de génération en génération. Un secret qui dépasse aussi son histoire familiale puisqu’un livre après l’autre, Vanessa Springora puis Camille Kouchner puis Neige Sinno révèlent des enfances fracassées, des personnalités coupées en deux dès le plus jeune âge, par la faute d’adultes pervers se sachant protégés par une société construite par et pour des hommes imbus de leur pouvoir.
Ces archives sont tellement riches et les moyens du cinéma, avec le recours aux images d’archives, au montage, tellement immenses, que Mona Achache aurait pu se contenter du contenu de ces 17 caisses. Pourquoi avoir fait appel à Marion Cotillard ? Il faut voir le film pour comprendre à quel point la réponse est limpide. Elle se déroule sous nos yeux, au cours d’une scène fascinante où Marion Cotillard, très froide, sans un sourire, s’empare et revêt un à un les habits et les accessoires que lui tend Mona Achache et qui appartenaient à sa mère. Sans un mot, l’actrice se déshabille devant la cinéaste et remplace ses propres habits par le jean, le t-shirt, le cardigan, une perruque, les bagues, le collier de Carole Achache. Dans le débat qui a suivi la projection du film au Méliès, elle a expliqué pourquoi elle revêt ce masque d’impassibilité, dans sa première scène. Au départ, elle avait imaginé arriver avec le sourire, exprimer de la chaleur, mais Mona Achache lui a demandé le contraire : « Fais comme si tu ne me connaissais pas. C’est une scène de western. » De part et d’autre du bureau, l’une lance un défi à l’autre, et l’autre le relève, les yeux dans les yeux.
Il y a donc deux films dans le film, qui s’interpénètrent pour former cet objet inédit dans l’histoire du cinéma : un film sur une femme disparue qui peu à peu réapparaît, à la fois dans les photographies et les enregistrements sortis des caisses, et dans le corps et la voix d’une actrice totalement investie dans son art. Et un film sur une actrice qui accepte de montrer le chemin trébuchant qui l’amène à une incarnation troublante, qui nous fait l’oublier alors même que nous avons vu les procédés par lesquels elle est « devenue » cette autre femme si différente d’elle-même. Il survient alors un miracle : Mona Achache, grâce au talent de Marion Cotillard, redonne amplement la parole à sa mère et nous fait écouter sa souffrance inentendue de son vivant. Puis, alors que Marion Cotillard transformée en Carole Achache exprime une grande détresse, Mona vient la prendre dans ses bras et cette vision m’a rivée à mon siège.
Imaginez qu’une mère décède alors que sa fille est très fâchée contre elle. Cela fait tant d’années que la fille a des griefs contre la mère qu’elle se mure dans une carapace de froideur et d’insensibilité, à chacune de leurs rencontres. Alors, quand la mère disparaît brusquement, la fille met du temps à retrouver l’amour qui se cachait sous les couches de ressentiment ; mais quand elle le retrouve, il la submerge. Comme cette nuit, quelques semaines après le décès, où sa mère lui apparaît en rêve et où la fille peut s’approcher d’elle petit à petit jusqu’à la prendre dans ses bras et la serrer fort, fort, fort, comme elle ne l’avait pas fait depuis des années de son vivant. En voyant Mona Achache prendre Marion Cotillard devenue « sa mère » dans ses bras, je me suis revue prendre la mienne dans les miens, et c’est ainsi que le cinéma parfois nous fait vivre des expériences qui sont l’inverse de « mettre sa vie entre parenthèses pour aller vivre par procuration dans une salle de cinéma, le temps d’un film ». Non, le film fait partie de votre vie, il y trouve pleinement sa place, parce qu’il vous fait vivre des expériences sensibles, comme celles ressenties « dans la vraie vie », comme on dit. Certains films sont de la vraie vie !
Isabelle DEVAUX
PS : En attendant d’avoir accès bientôt, peut-être, je l’espère, à la captation du riche débat qui a suivi la projection du film au Méliès, regardez l’interview qu’elles ont donnée ensemble dans l’émission C à vous sur France 5, joliment intitulée Tendre Tandem.
Ce film m’a happée par surprise. J’ai pleuré à la fin pendant la chanson de Janis Joplin. C’est une histoire qui ne me concerne pas ni ne ressemble à la mienne. Néanmoins, qu’est-ce qui a résonné si fort bien malgré moi ? Ma réaction est trop tripale et rétrospective pour que je l’envoie intégralement à la catégorie Passion du site du Renc’Art où nous postons nos coups de cœur. Voici cependant une partie de mon ressenti propre au film car l’objectivité extérieure et neutre d’une critique de cinéma n’existe pas tant que le regard du logiciel humanoïde n’a pas remplacé celui du spectateur humain de chair et de déchirures.
Le scénario est rigoureusement inspiré de faits réels. Au cinéma, il équivaut à une reconstitution historique, c’est à dire une re-création fictionnelle et dramatisée d’évènements factuels, sous forme de documentaire. Avec une comédienne qui reprend les mots exacts d’une des protagonistes du film. Exercice funambule.
Un homme de la famille a été violé par un groupe d’hommes lors d’une corrida dans le sud de la France. Enfant, la réalisatrice a été « visitée » régulièrement la nuit en catimini par le compagnon pourtant homosexuel d’une autre proche familial à Maraquech, où grandit la réalisatrice. La révélation du crime n’a pas étonné la mère.
Dans cette histoire de viol – donc de crime – et d’emprise, tout s’embrouille déjà dans ma tête. Je me suis assoupie très peu de temps. Je mélange les personnages qui s’appellent tous Jean. Qui est Juan ? Jean Genet, ami de sa grand-mère, je sais ! Son côté sombre est révélé.
Traumatismes familiaux transmis et répétés de grand-mère (écrivaine amie du tout Paris littéraire et qui était plus femme que mère) en mère (autrice de Fille de, suicidée par pendaison dans sa bibliothèque) en fille (née en 1981). Son film est un exutoire thérapeutique. La cinéaste peut rassembler en tas sous un plastique les milliers de photos de famille retrouvées dans des valises et, suppose-t-on, les envoyer à la décharge, ce qui serait une calamité pour les archives de l’histoire de la littérature du XXe siècle.
Florence B.