Ce n’est pas un film de plus sur la Shoah mais une rencontre essentielle. Prenez un jeune couple allemand de la classe moyenne, elle, employée chez de riches industriels juifs avant la guerre et lui, issu d’une famille relativement aisée, orphelin à 17 ans, un peu taciturne et légèrement asocial, des jeunes comme les autres qui aspirent à fonder une famille, à disposer du confort matériel, à s’élever dans l’échelle sociale, quoi de plus normal ?
On les suit de 1941 à 1944, les Höss ont alors cinq enfants, une maison à Auschwitz de 10 pièces sans compter les salles de bain et les cuisines, et deux domestiques. Passionné de chevaux, Rudolph, promu commandant du camp dispose d’écuries privées, ses relations avec son épouse paraissent cordiales. Elle aime recevoir autour de la piscine, une petite faune d’enfants et de femmes profitent du soleil, la table regorge de mets raffinés, de gâteaux, vins fins et café.
La machine de mort située derrière le mur d’enceinte de la propriété est invisible mais pas imperceptible, des messages subliminaux nous arrivent. Pourquoi n’entend-on jamais les oiseaux chanter dans ce petit paradis arboré ? Pourquoi Höss a-t-il cette manie de fermer à clef les pièces de la maison le soir comme Antony Perkins dans Psychose ou Tippi Hedren dans les oiseaux ? Qu’est-ce que cette démarche bizarre du personnel de maison qui trottine systématiquement le regard au ras du sol ? Hedwig Höss chérit son jardin luxuriant, avec quel engrais obtient-elle sur une zone pelée aux nuages bas souillés de fumée une telle abondance ? Pourquoi ces échelles de tranchée de part et d’autre du chemin balisé menant à la rivière ? On perçoit un mélange sourd de bruits métalliques, de cris vagues et d’aboiements au loin. Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien sentir, le refoulement collectif est d’une force inouïe quand seuls les corps parlent, Höss a un regard vide et des problèmes digestifs, son épouse se contrôle, prête à éclater par instants, sans parler des cauchemars de la fille ainée.
Aucune vision panoramique du paysage, les plans extérieurs délimités par la zone d’intérêt des Höss sont gris verdâtre, pas d’aération, de glamour, les acteurs comme observés par l’œil d’un Moloch invisible et omniprésent ne savent pas quels angles seront choisis, les caméras tournent en permanence à une certaine distance. Livrés à eux même, ils sont stupéfiants de médiocrité, Sandra Hüller montre encore une fois l’amplitude de son jeu en parvenue confite. Leurs échanges coulent en un effroyable robinet d’eau tiède, on pense utile, pas d’affects ou si peu, tout est binaire. Höss a le petit doigt sur la couture du pantalon et excelle dans la gestion des « Stücke » grâce à l’utilisation du Zyclon B, très « corporate » dans son management. Du décalage entre les chambres à gaz que l’on devine proches et cette ruche domestique, nait l’horreur.
Dans son ouvrage ce que l’homme fait à l’homme, essai sur le mal politique, Myriam Revault d’Allonnes montre qu’un mode de fonctionnement intellectuel évacuant tout paradoxe, toute complexité porte en lui le totalitarisme et cite un courrier adressé à sa famille par un employé du camp « naturellement nous épurons beaucoup, surtout les juifs […] j’ai un appartement confortable […] il ne me manque presque rien, sauf ma femme et mes enfants, ce n’est pas bon d’aimer autant ses enfants ».
Sans des exécutants zélés comme Höss ni méchants ni sadiques, mus par l’arrivisme et l’idéologie, Hitler n’aurait rien pu faire. Regardez ce film équivaut à contempler notre reflet dans la glace, une épreuve ontologique unique qui laisse des traces. In fine le mystère demeure, comme l’écran noir projeté durant 2 minutes au début du film, annonciateur de la catastrophe imminente.
Höss fut pendu en 1947, l’antisémitisme, lui, se porte bien.
Sylvie Boursier
La zone d’intérêt de Jonathan Glazer est en salle depuis le 31 janvier 2024.
La zone d’intérêt de Martin Amis est édité chez Calmann-Lévy
Ce que l’homme fait à l’homme, essai sur le mal politique de Myriam Revault d’Allonnes est édité au Seuil