Kafka à Téhéran
Le dispositif du film, c’est de nous montrer des citoyens de Téhéran, avec chacun sa problématique, confrontés à l’administration. C’est un homme qui vient déclarer la naissance de son fils, sauf qu’il veut le prénommer David et que le fonctionnaire refuse catégoriquement ce prénom. C’est un entretien d’embauche où un homme doit montrer qu’il est un bon musulman en récitant des sourates du Coran. Un autre entretien d’embauche où une jeune femme subit un harcèlement sexuel caractérisé. Une petite fille qui danse dans un magasin de vêtements, pendant que sa mère est en train d’acheter le premier voile qui fera disparaître son corps joyeux, sa belle chevelure. Une femme qui essaie de récupérer son petit chien que la police lui a confisqué tandis qu’elle le promenait…
A chaque fois, on ne voit que le citoyen ou la citoyenne. Du ou de la fonctionnaire, on n’entend que la voix off, ce qui renforce l’impression de sa puissance et de son impunité. Comment mieux représenter l’inhumanité d’un système qu’en nous cachant le visage de ceux qui l’incarnent ?
Ceux d’entre nous qui ont voyagé en Iran nous ont raconté combien ils ont trouvé le peuple iranien cultivé et curieux. Des gens venaient les voir spontanément pour discuter avec eux, ils ont senti chez eux une soif de culture, un goût de la rencontre. Il ne faut vraiment pas confondre les gardiens de la révolution et la population qui est gentille, accueillante, sympathique, éduquée, ouverte et n’a qu’une envie : vivre normalement. On sent bien dans le film que ce sont des gens cultivés parce que chacun argumente, aucun ne reste bouche bée, sans mots devant l’arbitraire. Chacun se trouve devant un petit chef qui abuse de son pouvoir et sans s’énerver, chacun déploie tout un panel d’arguments. Nous avons imaginé les mêmes scènes en France et nous nous sommes dit qu’ici, des deux côtés du guichet le ton monterait très vite et l’argumentation serait bien moins riche !
En même temps, bien sûr, si les Iraniens qu’on voit dans le film ne s’énervent pas, c’est qu’ils se heurtent à un mur. Le film nous offre une vision kaléidoscopique du règne de l’absurde. À part une jeune fille qui s’en sort en retournant le chantage contre son bourreau, tous les autres perdent la partie mais en même temps, le film montre la grande capacité de résistance de la population. On pense à Masha Amini bien sûr, cette jeune femme morte pour de vrai, dans la vraie vie, sous les coups des gardiens de la révolution, pour avoir laissé échapper une mèche de cheveux de son voile.
Il y a deux entretiens d’embauche dans le film. Autant le premier, où l’on voit le patron interroger le candidat sur sa connaissance du Coran, nous a semblé très spécifique à ce pays, autant le second, où l’employeur monnaie le futur emploi contre la soumission de la jeune femme à son harcèlement sexuel, nous est apparu universel ! Il n’empêche que la jeune femme préfère renoncer à ce travail que céder.
Plusieurs entretiens mettent en scène la prédation sur les corps. C’est la petite fille qui, recouverte d’un immense voile, va perdre son sourire en même temps que son identité. C’est la jeune candidate à un emploi dont le patron veut abuser. C’est l’homme tatoué qui vient récupérer son permis de conduire et qui doit se dévêtir pour montrer l’entièreté de son tatouage. A chaque fois, l’humiliation est le mode opératoire des petits chefs. Dans tous les régimes totalitaires, les petits chefs qui abusent de leur pouvoir peuvent jouer avec votre vie, cela peut prendre des proportions dramatiques.
L’ironie est de la partie, par exemple avec la séquence où un cinéaste est forcé de supprimer des pans entiers de son scénario face aux censeurs. Il arrache tant de pages qu’à la fin il ne reste plus rien. Les réalisateurs de ce film l’ont jouée fine, en divisant leur scénario en autant de séquences que celles que l’on a vues, présentées chacune comme un court-métrage afin d’obtenir l’autorisation de les tourner, pour les réunir au final dans un long métrage qui est arrivé comme tel jusqu’à nous, au nez et à la barbe des barbus !
Sur RFI, les deux cinéastes, conscients que nous sommes habitués, en France, pays cinéphile, à voir des films iraniens, expliquent en quoi le leur diffère de ce à quoi nous pouvons nous attendre, en provenance de leur pays.
À ce propos, nous nous sommes dit, à force de découvrir d’excellents films iraniens, que ce serait bien d’avoir une rétrospective de films de ce pays au Méliès, pour pouvoir établir des liens entre eux.
Échange transcrit à l’écrit par : Isabelle DEVAUX