C’est un des plus beaux films de l’année, aussi émouvant que maîtrisé… Voilà qui est un peu court, me direz-vous, donnez-nous des arguments !
J’aurais pu écrire « mélo », mais ce terme est péjoratif, parfois ; même si Douglas Sirk, Vincente Minnelli et Kenji Mizoguchi ont porté le genre du mélodrame à des sommets. On l’oublie ; ou bien, les grandes émotions nous mettent mal à l’aise et nous nous moquons des mots qui les désignent afin de les mettre à distance.
Sylvia voudrait oublier autant que Saul voudrait se souvenir. Elle a vécu, jeune, un traumatisme qui a fait de sa vie une lutte épuisante contre les images qui la ramènent à cet enfer. Il est atteint d’une forme de démence précoce dont un des symptômes est la perte de sa mémoire. Ils sont en somme tous les deux gravement blessés par la vie et leur rencontre ne va pas tout résoudre, parce qu’on n’est pas chez Disney, mais elle va leur permettre de trouver chacun une épaule sur laquelle s’appuyer.
Amis de la subtilité, entrez ! Entrez dans ce film qui décrit ses personnages par des signes et non par des dialogues. Avez- vous remarqué combien de fois Sylvia fait le ménage ? Elle finit de laver la vaisselle quand sa fille rentre de l’école. Elle passe l’aspirateur quand sa fille lui ramène Saul. Et puis elle ferme sa porte à double tour, et quand elle a besoin d’un réparateur pour son frigo, elle demande une réparatrice. Tout cela n’est pas commenté ni appuyé, ce sont des cailloux de Petit Poucet que le réalisateur dépose à notre attention, conscient que nous serons paumés au début, que nous ne comprendrons pas tout, voire rien, jusqu’à ce que petit à petit, les choses se mettent en place.
Peter Sarsgaard campe un Saul absolument désarmant parce que démuni face à ce qui lui arrive. Comment vivre quand votre mémoire vous déserte ? Quand vous ne savez pas où vous êtes ? Ce que vous faites ? L’acteur donne tout à cet homme fragile et fait naître en nous une empathie qui nous élève.
Jessica Chastain est fan d’Isabelle Huppert, est-ce d’elle qu’elle tient cette précision de chaque instant ? Il faut voir comment elle se déshabille lors de sa « première fois » avec Saul, hésitante, maladroite, si bien que le malaise de Sylvia devient le nôtre ! Il faut la voir s’écrouler littéralement sous les mots de déni de sa mère. J’ai pensé à Une famille, de Christine Angot, faut-il que cette fiction touche juste pour me rappeler… un documentaire !
Le tableau est chargé mais par la grâce des acteurs, tous, ceux au premier plan comme ceux qui les soutiennent, pour reprendre la belle expression anglo-saxonne (« supporting actors »), le spectateur croit à tout. Par la grâce d’une mise en scène qui le sollicite aussi, qui lui donne du grain à moudre, et des liens à faire, après coup, quand le film est terminé et qu’il se dit : « Ah, oui, elle fait ça parce que… Il dit ça parce que… » Il y a tant de signes à décrypter, les films ainsi conçus sont des cadeaux !
Isabelle DEVAUX