Abel Gance, le magnifique !
Le parlant aurait-il tué le cinéma ? La question se pose quand on voit les images du Napoléon vu par Abel Gance. Le film en noir et blanc, sans le filtre des paroles, a une telle puissance qu’on reste collé à son siège pendant plus de 7 heures sans barguigner. Cette œuvre-opéra cumule tous les records, un tournage épique avec au final une version de plus de 7 heures qui s’achève en 1796 à la campagne d’Italie – combien de temps aurait duré une version intégrale jusqu’à Sainte Hélène ? – la restauration de centaines de bobines éparpillées dans le monde durant 16 ans pour aboutir à ce monument prodigieux de 2024, sur un accompagnement sonore de l’orchestre et des chœurs de Radio France avec 250 musiciens, 25 jours d’enregistrement à la Maison de la Radio. Mille heures de montage et de mixage ont été nécessaires pour un fondu enchainé qui ne cherche pas l’illustration des images comme la plupart des films muets mais l’expression du sens, ainsi des 40 minutes du siège de Toulon filmé à hauteur d’hommes sur une marqueterie sonore incroyable (orchestration, élégie, contemplation, crescendo, ostinato…). Bartok, Bax, Beethoven, Chostakovitch, Dupont, Elgar, Gaubert, Godard, Grieg, Honegger, D’Indy, Liszt, Mahler, Mendelssohn, Magnard, Massenet, Mozart, Offenbach, Penderecki, Respighi, Ropartz, Rossini, Rott, Schmitt, Schubert, Sibelius, Vaughan Williams, et quelques autres… composent une bande son de haut vol, merci à Simon Cloquet- Lafollye pour ce tissage fluide de bout en bout jusqu’au paraphe final d’Abel Gance.
Le réalisateur déplie la petite histoire dans le roman national avec moults rebondissements et une exaltation naturelle, rien de didactique chez lui « Il présente un double caractère de romantisme pour le fond et de symbolisme pour la forme, dans un alliage à la Hugo », disait Jean Epstein. En 1925, il invente tout, la déstructuration du récit, la multiplication des focales et des caméras, la surimpression (ainsi la double tempête à la Convention avec la chute des Girondins et en mer lors de la fuite hors de Corse de Bonaparte), et l’humour jusqu’à l’incroyable triple écran de la campagne d’Italie avec la superposition des vues « j’ai superposé jusqu’à 16 images, déclara-t-il, comme cinquante instruments dans un concert. Ceci m’a conduit à la polyvision, la partie centrale c’est de la prose et les deux parties latérales sont de la poésie, le tout s’appelant du cinéma. »
On comprend que Staline ait tout de suite vu le parti à tirer du septième art pour manipuler un peuple illettré autour d’un récit épique. Eisenstein et son Cuirassé Potemkine ont probablement fait beaucoup plus pour enflammer les foules que les grands discours. Abel Gance est un pacifiste qui cherche à élever les consciences, il veut transcender l’histoire nationale et toucher l’âme des Français. Son film montre en même temps les ambiguïtés de la révolution et les dérives du pouvoir personnel. Il mélange allègrement les scènes de foules aux situations cartoonesques (l’assassinat de Marat par Charlotte Corday) aux moments d’humour noir (le système D des fonctionnaires de la convention pour classer les archives des décapités et le mâcheur de papier qui avale les ordres d’exécution par humanité) et de grâce, ainsi le prologue au collège militaire de Brienne avec la fameuse bataille de boules de neige des écoliers, digne du Jean Vigo de Zéro de conduite.
Le film ne serait rien sans ses interprètes d’anthologie, en premier lieu Albert Dieudonné dans le rôle-titre, complétement habité, qui fut choisi suite à un coup de force à la hussarde. Il pénétra par surprise chez le réalisateur dans le costume de Napoléon et se mit à déclamer la harangue de Bonaparte avant la campagne d’Italie « Vous n’avez ni souliers, ni habits, ni chemises, presque pas de pain, et nos magasins sont vides ; ceux de l’ennemi regorgent de tout. C’est à vous de les conquérir. Vous le voulez, vous le pouvez, partons ! ». Gance l’embaucha sur le champ. Antonin Artaud est halluciné et hallucinant en Marat et tant d’autres dont on ne peut oublier les visages.
Le triomphe du film lors de sa sortie en 1927 fut de courte durée, confisqué par l’apparition du parlant, et pourtant avec L’Aurore de Murnau et la Jeanne d’Arc de Dreyer, il est considéré comme un chef d’œuvre absolu, tellement plus puissant que bien des films de réalisateurs actuels portés aux nues. Pas de culte du petit moi chez Gance, de l’art tout simplement pour la beauté du geste. Respect !
Sylvie Boursier
Napoléon vu par Abel Gance film d’Abel Gance (1927), version restaurée par la cinémathèque française sous la direction de Georges Mourier, en salle depuis juillet 2024.
Napoléon d’Abel Gance, la renaissance d’un monument, la Croix hebdo n°232.