Manas, de Marianna Brennand Fortes

Ce pourrait être le paradis. Une île, sur l’Amazonie. Une famille vit là, dans une maison sur pilotis, toute en bois, au milieu d’une végétation dense, en pleine nature. Claudinha, la fille aînée, est partie et manque à la première de ses petites sœurs, qui lui a érigé un autel, dans un arbre. Où est-elle partie ? « À São Paulo ? » demande Marcielle, dite Tielle, à sa mère. « Plus loin » répond celle-ci. Oui, plus loin. Aussi loin que possible, comprendrons-nous plus tard. Car ce lieu qui pourrait être le paradis, un homme s’emploie à transformer en enfer. Comme tant d’hommes, dans tant de familles.

À part Tielle, il y a une autre petite sœur, Carol, deux frères, et la mère est enceinte, « jusque là » comme on dit devant un ventre aussi proéminent que le sien. On vit de chasse (le père et le plus grand des fils) et de cueillette (la mère et Tielle), jusqu’au jour où le père demande à Tielle de l’accompagner à la chasse. « Tu me porteras chance », dit-il, mais quand on voit le sourire s’effacer du visage de la mère, on pressent que quelque chose va arriver. Quelque chose d’autre qu’une simple partie de chasse.

Comment représenter l’irreprésentable ? C’est une question que se posent les cinéastes doués de conscience et Marianna Brennand en fait partie, visiblement. Elle choisit de s’approcher du visage de Tielle, de créer un cadre étouffant où elle n’a pas la place de se mouvoir, coincée qu’elle est par plus fort qu’elle. Et puis quand Tielle s’immerge complètement dans l’Amazonie pour se nettoyer intégralement, après la souillure, après le crime, le son se fait sous-marin, le son devient ce qu’elle entend, nous sommes dans sa tête.

Le soir venu, son premier viol accompli, le père décrète que Tielle dormira avec lui parce que la mère, avec son gros ventre qu’il a lui-même rempli, est vraiment trop repoussante pour faire une compagne de nuit. La mère, qui semble redouter l’événement depuis longtemps, se résigne, personne n’est de taille à s’opposer à sa loi.

Sauf que Tielle s’endurcit. Miraculeux visage de cette toute jeune actrice, Jamilli Correa, dont le regard devient plus noir encore que ses cheveux d’ébène, et dont les lèvres se serrent d’une rage d’autant plus intense qu’elle est contenue.

Ce qui nous épouvante, nous spectateurs, c’est de découvrir peu à peu que tous les adultes savent, et que tous s’en accommodent. Toutes les portes se ferment, l’une après l’autre. C’est l’épicière qui répond à Tielle, qui vient de lâcher le morceau : « Tu n’es pas la seule à qui ça arrive ». C’est la prêtresse, à la messe, qui exhorte sa communauté de fidèles à se résigner : « Si vous rencontrez des problèmes à la maison, acceptez-le. » On ne saurait dire pire. C’est la mère, personnage tragique entre tous, qui demande à ce que sa fille aille sur « la barge » pour contribuer aux revenus du foyer. La barge, c’est une plateforme flottante sur laquelle travaillent exclusivement des hommes, auprès de qui de très jeunes filles viennent se prostituer. « Tu as quel âge ? » demande l’un d’eux à Tielle. « Treize ans » répond-elle. Ça n’empêche nullement l’homme de profiter d’elle, et c’est ainsi que nous apprenons que l’héroïne n’est quasiment pas une adolescente mais plutôt encore une pré-ado.

Si vous me lisez, je devine que, que vous ayez vu le film ou non, vous condamnez la mère. Or, le film est remarquable par sa façon de nous faire comprendre pourquoi elle agit de cette façon qui nous révolte tant. Complexifier le récit, pour rendre compte d’une réalité complexe.

Quant au père, est-ce qu’un jour ce type d’homme disparaîtra ? On ne peut que l’espérer ; quant à voir une telle révolution arriver, pas de notre vivant, hélas. Ni du mien, ni du vôtre, ami lecteur.ice, quel que soit votre âge. Hélas.

« Manas », en portugais, signifie sœurs. C’est la sororité qui déclenchera le climax.

Il est intéressant d’observer que la cinéaste Marianne Brennand, qui a vingt ans de réalisation de documentaires derrière elle, a eu recours, pour la première fois de sa carrière, à la fiction pour raconter cette histoire. Parce qu’elle montre dans ce film un problème systémique qui concerne toute la société de cette île côtière au nord du Brésil, que pour écrire ce film elle s’est documentée comme elle fait toujours, mais qu’elle s’est rendue compte assez vite que pas une de toutes ces adolescentes victimes d’inceste, qu’elles soient devenues femmes ou pas encore, n’allait accepter de témoigner à visage découvert. Terrible crime qui fait de ses victimes les coupables, et de ses coupables des hommes qui courent toujours, éternellement impunis.

Isabelle DEVAUX