The Phoenician Scheme, la dernière fantasmagorie de Wes Anderson

Pour qui n’a jamais vu un fim de Wes Anderson et ne connaît rien de son univers, il fallait s’accrocher pour le découvrir à travers The Phoenician theme… Quel film opaque et foisonnant d’inventions ! L’histoire a laissé quelques-uns d’entre nous au bord de la route, trop tordue, trop complexe ou trop… inintéressante ! Qui ça intéresse, franchement, l’histoire d’un milliardaire méchant qui essaie de trouver les financements pour monter un projet pharaonique, percer un tunnel sous une montagne et créer un complexe industriel ? L’intérêt était ailleurs, dans…

la forme ! Quelle forme ! Après un accident d’avion qui semble n’être pas le premier auquel le milliardaire (Benicio del Toro) échappe, le voilà plongé dans une baignoire, lisant un livre un cigare à la main, entouré d’infirmières aux petits soins. Toute la scène est filmée en plongée, comme si la caméra était collée au plafond, et les infirmières se déplacent au ralenti, ça crée une atmosphère de douceur, comme si chacun de leur geste était amorti, l’exact inverse de la brutalité d’un crash d’avion. L’une rentre quand l’autre sort, ça forme une espèce de ballet lent, le sol est en damier, du coup c’est très graphique.

À cette séquence, d’autres succéderont, tout aussi graphiques mais très autonomes, comme des boîtes posées les unes à côté des autres, qui nous font passer d’un décor hyper soigné, dans un cadre rigoureux, à l’intérieur duquel tout a été pensé au millimètre près, à un autre tout aussi travaillé. L’intérieur d’un avion aux couleurs chaudes, où dominent le jaune et l’orange. Puis l’intérieur d’un palais aux couleurs froides, offrant au regard un camaïeu de gris. C’est propre, c’est beau, harmonieux et froid, globalement. Aucune émotion. Mais on peut se poser la question : Vient-on au cinéma toujours pour être ému(e) ? « Le cinéma c’est un champ de bataille déclarait Samuel Fuller dans Pierrot le fou. L’amour, la haine, l’action, la violence, la mort. En un mot, l’émotion. » Dans The Phoenician Scheme, il y a tout ça… sauf l’amour. Il y a la haine, l’action, la violence, la mort. Et même le purgatoire, dans d’oniriques scènes d’un noir et blanc cotonneux qui surgissent à chaque fois que le richissime Zsa-Zsa Korda meurt… ou plutôt, échappe de justesse à la mort. Car un running gag court tout au long du film :  Zsa-Zsa Korda s’étant fait une palanquée d’ennemis, il échappe à plus d’un attentat mais s’en sort à chaque fois, miraculeusement. Chacun de ces lapins posés à la grande faucheuse s’accompagne d’un songe où il se voit au centre de son jugement dernier. Pas « le » jugement dernier général de tous les hommes, non, juste le sien, où la somme de ses actions et méfaits est soupesée.

Des couleurs chaudes d’un avion…
à celles, froides, d’un palais.

Pour Wes Anderson, « Un film, c’est des pièces qui s’emboîtent pour prendre forme. C’est comme un voyage dans une forêt déjà vue et que l’on reconnaît. L’émotion vient de manière oblique. »  Déjà vue… en rêve ? Et qu’il cherche à recomposer, avec l’aide d’une fidèle équipe de techniciens et d’acteurs, pour nous faire entrer dans son univers. Le doux Texan est à la tête d’une troupe d’artistes qu’on devine trop contents qu’il ait fait appel à eux pour leur faire une place dans son univers. Derrière la caméra, c’est Robert Yeoman (chef-opérateur, sauf exceptionnellement pour The Phoenician Scheme ou c’est Bruno Delbonnel), Roman Coppola (co-scénariste), Adam Stockhausen (son décorateur). Devant la caméra, dernièrement Tom Hanks, Scarlett Johansson et Bénédict Cumberbatch, et depuis plus longtemps Adrian Brody, Mathieu Amalric, Willem Dafoe, Jason Schwartzman, son ami de toujours Owen Wilson, sans oublier le plus génial de ses fidèles, Bill Murray, lui disent « oui » même pour de tout petits rôles, même pour une apparition. Dans The Phoenician Scheme, Bill Murray est Dieu, tout simplement. Et si Bill Murray était vraiment Dieu, le monde ne s’en porterait-il pas mieux ?

Donc voilà : devant un film qui s’adresse d’abord à notre cerveau, où la psychologie n’a rien à faire, soit on s’ennuie et on s’exaspère de ce déploiement de plans certes hyper maîtrisés mais qu’on trouve vains. Soit on se laisse surprendre et ravir par ce sens du cadrage et de la composition et on profite, jusqu’au bout, de ce grand livre d’images où il y a tant à voir que comme un enfant on s’extasie sur le sens du détail de l’auteur. Car s’il est une chose qu’on ne peut nier, c’est que Wes Anderson est un auteur. Extrayez n’importe quelle minute de n’importe lequel de ses films, vous la reconnaîtrez pour sienne. C’est la marque des grands artistes, ceux qui sont habités par des obsessions et qui creusent un sillon, film après film, jusqu’à composer une œuvre d’une grande cohérence.

Il reste que ses derniers films divisent. Les premiers n’étaient pas aussi clivants. Ils étaient plus simples aussi, Wes Anderson ne disposant pas d’autant de moyens. Son plus grand succès public est aussi sa plus grande réussite artistique : Grand Budapest Hotel, où le fond nourrit la forme et réciproquement.

L’exposition que la Cinémathèque lui consacre jusqu’au 27 juillet 2025, et pour laquelle les adhérents de Renc’Art au Méliès bénéficieront d’un tarif réduit pour une visite guidée les 28 et 30 juin, donne envie de découvrir toute sa filmographie. Elle consacre un espace à chaque film de Wes Anderson, avec pour chacun des extraits du film, des dessins préparatoires, des costumes, des éléments de décors, les figurines de ses deux dessins animés, Fantastic Mr Fox et L’île aux chiens. On progresse ainsi chronologiquement dans son œuvre. Wes Anderson lui-même a prêté plein d’objets qu’il a conservés de ses tournages et de leur préparation, à la Cinémathèque, permettant à celle-ci d’en faire une exposition vraiment riche. Nous y avons vu beaucoup d’enfants que son univers très graphique et plein de couleurs enchante.

Isabelle DEVAUX

Ciné-débat du 8 juin 2025