Un Poète, de Simón Mesa Soto

La présentation de ce film par Stéphane Goudet donnait un indice : il a été dithyrambique. Quand il présente un film qui va être suivi d’un débat avec le réalisateur, il est obligé d’en dire du bien. Il ne va pas nous dire, juste avant que le film commence : « Désolé, vous allez vous ennuyer ! » Mais parfois, ses mots résonnent plus fort. Là il nous a dit en substance : « Notre plaisir de cinéphiles à Cannes c’est d’aller chercher des choses qu’on n’a pas vues venir. Vous avez devant vous un des futurs très grands cinéastes mondiaux. J’ajoute que, petit clin d’œil du destin : je ne savais pas qui avait remis à Simón sa Palme d’Or puisque cet homme a déjà eu une Palme d’Or du meilleur court-métrage, pour un film qui s’appelait LEIDI, et celui qui avait décidé de lui donner la Palme d’Or s’appelait Abbas Kiarostami. C’était un ami proche, disparu il y a 9 ans et c’est comme s’il me transmettait un message 9 ans plus tard, comme s’il me disait : « eh, t’a oublié de t’intéresser à un cinéaste en Colombie ! »

Il n’a pas menti.

Oscar est mi poète, mi SDF. Chômeur, alcoolique, il vit chez sa mère qui le houspille parce qu’il est chômeur et alcoolique. C’est quand même pas Elephant man, mais il est disgracieux, et de petite taille. Or les petits sont au minimum méprisés en ce monde, si ce n’est moqués. Oscar a publié un recueil de poèmes qui a eu du succès il y a 30 ans, du moins le succès tout relatif que peut avoir un recueil de poésie, et depuis, rien. Rien que l’alcool et les galères et la déconsidération de ses proches, surtout de son adolescente de fille avec qui il ne vit pas et qui lui fend le cœur par son rejet et la honte qu’elle a de lui. Quand sa sœur lui obtient un poste de prof de littérature dans une école d’un quartier populaire, il fait rire ses élèves par sa façon de parler, parce qu’il crie plus qu’il ne parle. Il est un peu dans sa tête, Oscar, quand il déclame son amour pour José Asunción Silva, grand poète colombien qui l’a précédé et dont il a punaisé une photo sur le mur de sa chambre.

Ubeimar Rios (Oscar) © Epicentre Films

Or, voilà qu’il découvre qu’une de ses élèves, pauvre parmi les pauvres qui peuplent sa classe, remplit un carnet de dessins et de phrases qui l’éblouissent par leur sensibilité, leur délicatesse, leur façon simple de célébrer sa vie. Comme des haïkus tout droit sortis d’un bidonville.

Imaginez un tel scénario entre des mains nord-américaines : pas la peine d’imaginer, ça a déjà été fait et refait. Will hunting, À la rencontre de Forrester, Pretty woman, Working girl… autant de « success stories » qui extraient une rose qui s’ignore de la boue qui l’environne pour l’insérer dans un milieu bourgeois où elle pourra enfin vivre mieux matériellement, transfuge de classe perdu(e) pour les siens, parce qu’il ou elle mérite tellement mieux… Au final, l’individualisme triomphe, comme toujours dans une société capitaliste.

Ici, on est en Colombie. Ici, c’est le mal nommé tiers-monde, riche de ses millions d’êtres humains capables du pire et du meilleur, comme partout. En tout cas pas tous obsédés par la réussite individuelle. Famille nombreuse, famille heureuse ? Yurlady, l’adolescente poétesse découverte par Óscar, aime ses neveux, la coiffure et le nail art, elle ne rêve pas d’une autre vie… et ça nous repose de toutes les histoires de talents innés n’ayant pour ambition que leur propre réussite. Quant à Óscar, ce n’est pas un pygmalion comme les autres. S’il se projette dans cette gamine, s’il place en elle son besoin de reconnaissance, il l’écoute aussi, la respecte et ne se considère pas supérieur à elle. Quelle cure de jouvence, vraiment, ce film ! Il nous lave le regard.

Rebeca Andrade (Yurlady) © Epicentre Films

Sans compter qu’à la revoyure, on se rend compte d’une efficacité bluffante dans l’écriture : la première minute contient trois scènes à elle seule ! 1) Oscar accompagne sa mère à l’hôpital. 2) Dans la voiture, Oscar reproche à sa mère de ne pas vouloir lui dire ce qu’elle a comme maladie. 3) Chez sa mère, Oscar proteste parce qu’elle refuse de lui prêter de l’argent. Elle lui demande de ne pas reprendre sa voiture. 4) Oscar a repris la voiture et roule en mettant la musique à fond… Ça fait 4 scènes, en fait ! Le film n’a pas commencé depuis 2 minutes que déjà le spectateur a cerné le protagoniste : un artiste alcoolique et fauché en qui personne ne croit, pas même sa mère.

Le personnage étant posé, un intertitre nous annonce la suite sur fond rouge, au son d’une clarinette stridente et avec une ironie mordante. Ah, l’ironie ! Mêlée à la tendresse du regard que le cinéaste pose sur ses personnages, tous ses personnages. Quand un cinéaste fait ça, nous-mêmes spectateurs nous sentons regardés avec tendresse, parce qu’à travers ses personnages, ce sont les humains qu’il regarde, donc nous aussi. Mêlée à la noblesse d’âme que révèlera Oscar, à mesure que nous apprendrons à le connaître. Mêlée à l’intelligence et à la finesse des deux toutes jeunes filles à qui il aura affaire. Mêlée à l’humour, au burlesque, à la folie de la vie. Au Méliès, quand il est venu nous présenter son film, Simón Mesa Soto nous a dit : « À travers ce film, je voulais vous partager mes frustrations d’artiste, mais qu’elles soient divertissantes. » Eh bien, quelle élégance ! Merci, jeune homme, et à bientôt, on viendra voir votre prochain film !

Isabelle DEVAUX

Dossier de presse du film :