
Naples est une femme couverte de cicatrices et de secousses, un nombril déployé dans l’espace, une vieille Chimère crachant son poumon. Avec Gianfanco Rosi on traverse ses entrailles, Naples est notre mère.
Fidèle à son style, le cinéaste s’affranchit des règles habituelles du documentaire, pas de voix off, le spectateur rassemble le puzzle à partir de morceaux éparpillés, des fragments sonores et visuels d’un discours amoureux. Le cinéaste tisse un portrait sensible de la ville à partir de la grève où galopent de magnifiques chevaux, tels ceux d’Appolon, symboles de lumière et de chaleur, qui parcouraient le ciel chaque jour, apportant la vie à la Terre. Dans Fellini Roma lors de la découverte des fresques un lien poétique se créait entre l’Antiquité et la période contemporaine en donnant aux visages antiques les traits de ceux qui, dans un même mouvement, les découvraient et provoquaient involontairement leur destruction. Ici ce sont les tombarolli « les voleurs de passé » qui pillent les ruines de Pompéi, une profession exercée de génération en génération, aux moyens de tunnels clandestins creusés en secret. Gianfranci Rosi tente de sauver l’histoire et la beauté de cette ville, menacée par d’incessants tremblements de terre sous la bouche de la Gorgone. Les fouilles reprises à la villa Civita Giuliana, très présente dans le documentaire, ont dévoilé un extraordinaire char romain ainsi qu’une statuette indienne. Avec quelle infinie tendresse on voit une équipe nippone caresser la terre, extraire de leur gangue millénaire la carcasse d’un chien, quelques vases et brusquement tout revient, on voit des extraits des derniers jours de Pompéi, ce Jardin des Délices qui sent le soufre.

Gianfranco Rosi n’oublie pas les habitants de Naples, le petit peuple des faubourgs transfigurés par le noir et blanc. Un éducateur de rue, amoureux d’Alexandre Dumas, nous rappelle qu’ils sont napolitains avant d’être italien, les sapeurs-pompiers rassurent la communauté à chaque secousse, un procureur constate les spoliations des pilleurs et des réfugiés syriens déchargent du blé venu d’Odessa. Le QG des pompiers sert de ponctuation entre des saynètes juxtaposées, avec des appels savoureux : Ma mère qui pèse 200 kg vient de tomber du lit, à trois on n’arrive pas à la relever, pouvez-vous venir ? Quelle heure est-il ? Va-t-on mourir d’un tremblement de terre ou du volcan ? Les vestiges du passé, une salle de cinéma abandonnée où est projeté Voyage en Italie de Roberto Rossellini, nous hantent, nous dialoguons avec les morts dans cette œuvre d’art où rien n’est à jeter. On voit l’expression horrifiée d’Ingrid Bergman, face aux moulages des Pompéiens recroquevillés en position fœtale comme un écho au naufrage de son couple. Finalement leur monde ressemble au nôtre peuplé de migrants, de marins, de riches et de pauvres, de voleurs, de braves gens et d’amours défunts. Gianfranco Rosi filme aussi la douleur des hommes, le marin syrien contraint de retourner vers l’Ukraine, pays en guerre, la détresse du conservateur devant la beauté confisquée. A Napoli tutto e blu, ancha la malinconia e blu, on dit qu’à Naples tout est bleu même la mélancolie, la crasse et la vulgarité aussi dans une cité gangrénée par la mafia.
Sylvie Boursier
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