Love Life, reflet dans l’œil de Kôji Fukada

Ciné débat du 17 juin au Méliès 

Un vinyle pendouille à la fenêtre, un de ces 45 tours dont le reflet effraie les oiseaux, éclat de lumière qui se diffracte dans cet appartement japonais, épicentre d’une tragédie en 3 actes, tandis que le refrain sirupeux d’une chanson résonne « Quelle que soit la distance qui nous sépare. Rien ne m’empêchera de t’aimer ». Love Life s’ouvre sur une mise en scène du bonheur chez Taeko et son compagnon Jiro, tandis qu’une une fête improvisée doit célébrer l’anniversaire du beau-père dans cette famille japonaise apparemment sans histoires. Taeko protège les vieillards et les démunis comme une mère courage qui semble éclairer tous ceux qu’elle croise. Leur fils Keita, est un sur doué champion au jeu de stratégie Othello. Mais quelque chose sonne faux, Taeko semble absente, étrangère à elle-même et Kôji Fukada, l’air de rien, va s’employer à dynamiter les apparences d’un fac similé de bonheur. Ce qui était blanc vire au noir comme les pions d’Othello, le film jouera de renversements jusqu’au bout …décidément quelle que soit la distance, le passé ne passe pas.

On sort de projection avec des images, des impressions diffuses, le cinéma est une bulle, chacun son film…Une vingtaine de personnes, férus ou pas de culture japonaise, ont partagé leur expérience de spectateur pour un ciné débat passionnant à l’issue du film.       

Il a été rappelé combien La société japonaise est à la fois policée, patriarcale et cruelle . Taeko est remariée et son statut est doublement dévalorisé. Malgré la ritualisation des rapports, quand l’émotion refait surface c’est violent. Le beau-père peut être avec sa bru d’une grossièreté sans nom. Les gens semblent n’apparaitre au début que dans leur fonction sociale ou au sein de la famille, d’où parfois un sentiment d’ennui ou d’étouffement dans l’attente que quelque chose se passe. L’ex-mari sourd muet coréen n’appartient lui à aucune communauté et vit en marginal. Deus ex machina il va se révéler d’une violence inouïe en même temps qu’il ramènera chacun vers sa vérité, fut-elle souffrante. Le film donne une place de choix aux invisibles, les SDF, les handicapés et les étrangers, Coréens considérés comme des citoyens de seconde zone au Japon.

En même temps Fukada nous touche pour l’universalité de son sujet. La justesse du propos sur le deuil est soulignée. Pour ne pas s’effondrer dans le vide laissé par l’absent, on fait ce qu’on peut, péniblement, maladroitement, forcément. Ne pas combler l’absence, passer à autre chose comme on vous le conseille, Fukada a cette expression tellement vraie « Je crois que le silence, c’est vraiment ce qui permet au spectateur de se sentir libre ». Le recours à la religion est traité avec originalité, comme quelque chose qui, ma fois, est bien pratique notamment face à la mort. Enfin, comme des strates oubliées, le film déplie les fils des amours anciens que l’on cache et dont on ne doit pas faire état, seule condition pour revivre peut-être un jour après un tel séisme psychologique. Les spectateurs présents au débat ont apprécié la délicatesse avec laquelle Kôji Fukada joue des correspondances entre les êtres, les lieux et les temps.

Une question a été soulevée sur la place de la caméra tout au long du film, sa symbolique avec ces plans larges et ces tonalités de plus en plus sombres. Au début dans un mélange sépia troué de couleurs vives les personnages sont filmés de loin dans l’espace intérieur exigu ou du balcon lors des déplacements entre les barres d’immeubles. L’œil du réalisateur ne privilégie personne et se fixe sur certains objets, un écran, un vinyl, un damier. Deux scènes magnifiques échappent à ce cadrage neutre, l’une se passe dans une salle de bain ou 2 personnages apparaissent comme un reflet dans la glace, sans aucune parole avec la seule puissance de quelques gestes. L’autre voit Taeko, filmée de dos, qui danse toute seule sous la pluie, ignorée de tous.Kôji Fukada laisse chacun imaginer des possibles, un futur pour ce couple dont on est bien incapable de prédire le contenu. L’avenir dure longtemps….

Quels spectateurs sommes-nous ? Comment recevons-nous les œuvres et comment en parlons-nous ? venez nombreux au prochain ciné débat.

Sylvie Boursier