Le Barrage

« Le projet du film, c’était de créer une tension entre un ancrage dans la réalité et le rapport à l’imaginaire. »

Ali Cherri

Une spectatrice a dit, en sortant du débat qui a suivi le film : « Je suis contente de l’avoir vu suivi d’un débat parce que sans ce dernier, je n’aurais rien compris au film ! » Un spectateur a dit que c’était un problème, que sans le débat on n’aurait rien compris au film ; mais je me demande, si je n’avais rien compris au film, si ça m’aurait tant gênée que ça ?

D’abord, je n’aurais pas « rien » compris. Dans ce film, on voit des ouvriers travailler dans une briquèterie, au bord d’un lac formé par un barrage, au Soudan. On voit qu’ils sont payés au lance-pierres, alors qu’ils font un travail physique et harassant. On les voit écouter la radio et celle-ci diffuse des informations sur une révolution en cours, à la capitale. On les voit écouter ça passivement, sans faire de commentaires, mais ils écoutent, chaque jour ils la remettent, la radio. Comme s’ils ne se sentaient pas autorisés à participer, mais ça les intéresse quand même. On voit surtout l’un d’entre eux, Maher, préférer s’isoler quand ses collègues s’offrent une baignade, et puis emprunter régulièrement une moto pour partir dans le désert construire une mystérieuse tour de boue, et on a l’impression de l’entendre respirer, cette tour, et il a planté des branches de part et d’autre de son sommet, et les branches bougent comme des bras…

La première fois qu’on le voit travailler pour lui-même, à construire cette tour secrète, on le voit par leur ombre projetée sur le sol, l’ombre qu’ils forment, lui et sa tour, et c’est sublime. C’est comme un dessin, comme une figuration enfantine et c’est tout ce qu’on voit, la première fois. Qu’est-ce qu’on a besoin de comprendre, face à un plan aussi frappant, qui imprime l’imagination ?

Qu’on soit dans la briquèterie ou dans le désert, on est loin de la ville, on vit au rythme de la nature et celle-ci est aussi présente sur la bande son qu’à l’image. Or le son, on l’oublie trop souvent, contribue au moins autant que l’image à nous immerger dans un univers, loin de notre présent. Ce sont des trombes d’eau qui sortent de vannes ouvertes avec une force impressionnante. Imaginez que vous entendez cette eau qui se libère furieusement, comme si vous étiez juste à côté. Ce sont de gros plans sur les pieds qui malaxent la boue, les mains qui ramassent des paquets de cette boue pour les mettre dans des cases en bois. Des hommes apportent les cases, d’autres les remplissent, d’autres les emportent sécher un peu plus loin au soleil, et ça finit par faire des briques. Tout au long de ce travail, c’est comme si le son lui aussi était en gros plan, on est au plus près, sensoriellement, du travail de ces hommes.

Et puis c’est Maher qui revient régulièrement construire sa tour et celle-ci s’anime littéralement quand il est auprès d’elle. On entend son souffle, on voit bien qu’elle utilise les branches qu’il a plantées sur ses flancs comme des bras. A la place de son sommet on voit une tête, tellement elle a l’air vivante. Ensuite, Maher s’avance dans une forêt et tout crépite autour de lui, les plantes sont animées par le vent, jusqu’à ce qu’un arbre, ou un talus, ou une grosse pierre, va savoir, se tord au point qu’en son centre se forme comme une bouche, et il émet des sons, et il y a des sous-titres parce qu’il parle à Maher !

Quand on est envahi de sensations, à force de se tenir, grâce à la caméra, au plus près de ces hommes qui travaillent la matière, au plus près d’une tour de boue qui a l’air aussi vivante que nous, au cœur d’une forêt où tout palpite et semble nous attendre, je vais vous dire : on ne pense même pas à chercher à comprendre ! On ressent.

Isabelle DEVAUX

Le dossier de presse du film

Le réalisateur, Ali Cherri, sur Arte, France 24 (à 3,25mn) et RFI.