Un pré à l’orée d’un bois, une vaste demeure bourgeoise et le bruissement du vent. Nous ne savons pas où nous sommes, qui sont ces ombres errantes, figées dans la lumière rasante d’une fin d’après-midi d’été. Une femme crie : « J’ai perdu mon Eurydice… Quel tourment déchire mon cœur ! ». A la Borde en Sologne, les pensionnaires de la célèbre institution psychiatrique répètent cette année-là Opérette de Gombrovitch, une pièce parodique aux refrains absurdes et aux déguisements grand-guignolesques. Dans le jardin un homme déambule péniblement jusqu’à un arbre en se massant le front, comme pour calmer la violente tempête qui cogne sous son crâne. Toute la méthode Philibert est là, s’imprégner d’un lieu, être là ouvert à l’insolite.
La Moindre des choses, sorti en 1996, se clôt sur une représentation en public dans le parc de la propriété ouvert à cette occasion aux familles et aux proches. Les « invisibles » de la Borde ont, le temps d’un tournage, tombé les masques ; un homme demande au réalisateur si le film sera en couleurs, d’autres s’élancent sur presque rien, un rire, une boutade, une trouée de désir fugace, le spectacle tient du miracle foutraque. Paul, le grand mélancolique aux pensées obsédantes, dont on ne sait s’il fuit notre regard ou s’il est profondément absent à lui-même, émerge du vide quand on lui taille la barbe face caméra. Une portraitiste dessine un visage, tendue par la concentration elle panique « j’ai peur de rater » et l’instant d’après bascule avec un rictus de souffrance, le souffle coupé. Un standardiste improvisé répond au téléphone « rappelez dans une demi-heure, c’est à dire que vous appelez une deuxième fois dans la moitié d’une heure ». Hilarant Michel, qui nous regarde droit dans les yeux pour conclure : « À la Borde on est protégés du monde, on est entre nous, et vous êtes entre nous maintenant ». Très juste Michel, on a du mal à vous quitter.
Dans ce château de La Belle au bois dormant, Nicolas Philibert a rencontré un projet de cinéma qui ne le quittera plus. Vingt-sept ans plus tard il y revient avec Sur L’Adamant, une péniche amarrée sur la Seine à Paris, qui dépend du pôle psychiatrique Paris Centre. On y passe le temps d’un café, d’un atelier ou d’un échange. Le film s’ouvre sur une chanson du groupe Téléphone La Bombe humaine, interprétée par un « passager » qui s’y connait en matière de sensations qui rendent fous : « Je veux vous parler de l’arme de demain. Enfantée du monde, elle en sera la fin. Je veux vous parler de moi, de vous. Je vois à l’intérieur des images, des couleurs qui ne sont pas à moi, qui parfois me font peur. Sensations qui peuvent me rendre fou. » Quand les émotions débordent, le langage explose dans les dessins et les écrits qui racontent l’exil intérieur ou un monde plus poétique, une envolée vers un ailleurs possible. On quitte le vaisseau en bois protégé du monde et on traverse Paris, cette ville est vraiment folle !
Averroes et Rosa Parks, l’année suivante, montre les moments de bascule vers la psychiatrie. François, le chanteur guitariste de Sur L’Adamant arriva un jour, à 17 ans, dans l’appartement de son meilleur copain, et jeta du cinquième étage le vélo qui se trouvait sur le balcon. Interné pendant six mois, il ne retrouva jamais plus une vie sociale autonome et, aujourd’hui vieilli et édenté, il en fait le récit à un psychiatre filmé en plan américain lors d’un entretien thérapeutique à Esquirol, centre médico pédagogique du Val de Marne. Les témoignages pointent en filigrane l’état de notre société. Stéphane, sorti major de l’agrégation, a pété les plombs et se dit désormais « caméléon psychique », sa description burlesque des conseils de classe transformés en entretiens de recrutement est digne de Beckett. Une vieille dame s’est immolée quelques jours avant, poursuivie par des voix persécutrices, grande lectrice de Sade toute douleur et rage contre la société, qui murmure au psychiatre : « Je vous remercie de vous occuper de moi ». Sait-elle que le divin marquis passa les onze dernières années de sa vie ici même dans l’asile de Charenton ? Une femme hurle dans une pièce à coté sans être montrée, le réalisateur refusant de filmer à leur insu des êtres qui ne s’appartiennent plus.
Un évier bouché, une chasse d’eau qui fuit, changer une ampoule, réparer un lecteur CD, ce qui peut être paniquant pour les « normopathes » que nous sommes se révèle insurmontable pour les patients à domicile. La Machine à écrire et autres tracas, dernier opus du triptyque, suit deux soignants de Sur L’Adamant, Walid et Jérôme, qui réparent les objets en panne et évitent un effondrement total de leurs utilisateurs. Patrice écrit tous les jours des poèmes en alexandrins qu’il consigne sur sa machine à écrire, sans elle il est perdu. Les deux bricoleurs trentenaires découvrent pour la première fois ailleurs qu’au cinéma qu’il y avait une vie avant l’ordinateur. Prendre soin c’est aussi ça, se pencher sur le ruban désossé d’une Remington collector. Chez Frédéric, grande figure de l’Adamant, Les Doors, Nietzsche, Tintin, Baudelaire, Wim Wenders, Antonin Artaud font bon ménage. Dessinateur, maquettiste, musicien, écrivain, cet homme de culture aux multiples talents vit par procuration dans son réduit envahi de bouquins, « on se met dans la peau d’un autre, avoue-t-il, et on croit qu’on va s’en sortir comme ça ».
Nicolas Philibert ne fait pas de films sur la folie mais avec elle, sensible à l’imprévu des rencontres, des silences et d’une certaine musique des voix, là où les soignants peuvent encore prendre le temps d’écouter. « Un jour, j’ai demandé un câlin, dit la femme immolée, et on m’a donné un pot de yaourt ». A quand le recours à la camisole faute de moyens ? Aujourd’hui, sur les trottoirs de nos villes, dans nos rames de métro, on est collé à l’écran des smartphones, indifférents à ce qui se passe autour de nous.
Murielle, Laurence, Michel, François, Frédéric, Paul et tant d’autres, nous poussent dans nos retranchements, leur regard ne nous lâche plus, nous qui sommes incapables d’une telle mise à nu. Nous ne pourrons jamais oublier leurs visages, et vous, Nicolas Philibert, en avez-vous terminé avec la folie ?
Sylvie Boursier
Photos © Les Films d’ici
Averroes et Rosa Parks ainsi que la Machine à écrire et autres sources de tracas sortis en avril 2024 sont visibles en salles actuellement.
Pour aller plus loin : Podcast de France Culture, Le Cours de l’Histoire du 12 avril émission de Xavier Mauduit avec Nicolas Philibert.
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