L’homme aux mille visages, de Sonia Kronlund

Sonia Kronlund est la productrice d’une émission sur France Culture, Les Pieds sur terre. Il s’agit de séquences documentaires d’une demi-heure par jour, des tranches de réel captées sans qu’un journaliste interrompe le flux de la vie. Libre à l’auditeur-l’auditrice de se faire sa propre opinion à propos de ce qu’il entend. Les histoires racontées dans cette émission sont d’une diversité sans fin, la parole est donnée à des personnes appartenant à toutes les couches sociales, le ton va du comique au tragique, du trivial au poétique, en passant par l’étonnant, l’incroyable, l’absurde et pourquoi pas, le surréaliste.

Auquel de ces registres appartient l’histoire de L’Homme aux mille visages, que Sonia Kronlund a trouvée si extraordinaire qu’elle en a fait un film ? Eh bien, peut-être un peu à tout cela, et alors on comprend pourquoi elle a voulu développer le sujet en se lançant dans une véritable enquête.

Au tout début du film, elle explique qu’en découvrant ces récits de plusieurs femmes au sujet du même homme, elle s’est dit que cette histoire aurait pu être la sienne. Elle s’implique volontiers personnellement, avec un humour certain, pour raconter comment il lui est arrivé d’être séduite par des hommes qui se sont révélés menteurs, imposteurs, fabulateurs, etc. D’autres femmes de ses amies ont connu la même mésaventure. Et si l’homme aux mille visages était le comble du serial séducteur ?

Sur l’affiche du film, un visage anonyme est recouvert de mots qui désignent des métiers : chirurgien, photographe, ingénieur… des adjectifs : romantique, riche, cultivé, génial… et des nationalités : argentin, brésilien… C’est que l’homme dont les femmes de ce film parlent a été tout cela, tour à tour. Il s’est présenté comme médecin auprès de l’une, pilote de ligne auprès d’une autre. Il était argentin pour l’une, vénézuélien pour une autre. Toutes ont en commun d’être tombées amoureuses de lui et de s’être engagées dans une vie de couple jusqu’à tomber enceinte de lui pour celle qui s’appelle, dans le reportage radio comme dans le film, Marianne. En ignorant qu’il avait en même temps plusieurs autres vies auprès de plusieurs autres femmes dans plusieurs pays. Et il était capable de mentir ainsi avec une virtuosité étourdissante, sans se faire prendre pendant longtemps.

En sortant de ce documentaire, nous nous sommes dit qu’il mettait en lumière le besoin de rêver des femmes, leur besoin de romantisme, leur rêve d’un homme idéal, et combien cette aspiration à laquelle elles sont encouragées dès leur plus jeune âge, peut leur jouer des tours. Cet homme sait donner aux femmes ce qu’elles attendent. Non seulement il dit ce qu’il faut mais il se comporte comme elles l’attendent : il est tendre, attentionné, actif, tout en affirmant exercer un métier prestigieux. Il ne se fait jamais passer pour un ouvrier : il emprunte à l’une pour donner à la suivante, ce qui lui permet de paraître riche. Il a une intelligence caméléone et fait illusion non seulement auprès des femmes dont il partage la vie à tour de rôle, mais aussi auprès de leurs proches, amis ou famille !

Ce qui est jouissif, c’est que Sonia Kronlund va jusqu’à révéler qui il est et même, dans un moment assez vertigineux, jusqu’à le rencontrer, en se gardant bien de lui faire savoir tout ce qu’elle nous a appris sur lui. Et alors là, nos avis divergent : certain(e)s l’ont trouvé décevant, minable, et d’autres touchant dans la fragilité que révèle sa fuite en avant. Ce n’est pas un pervers narcissique, plutôt un gigolo : tout ce qu’il donne, il finit par le reprendre, sans intention de nuire mais avec beaucoup d’inconséquence. Reste que « l’Autre » n’existe pas dans son affaire. Eprouve-t-il sincèrement les émotions qu’il exprime à l’une, puis à la suivante ? Nous sommes sortis de la salle avec plein de questions et le débat les a multipliées puisque nous avons ajouté à nos propres interrogations, celles des autres !

Comme celle-ci : un panneau au début du film nous apprend que certaines des femmes qu’on voit à l’écran ne sont pas celles à qui l’histoire est arrivée. Certaines sont des actrices qui jouent le rôle des victimes. Sauf qu’ensuite, pendant le film, aucun sous-titre ne nous précise qui est qui. Faire un film sur un homme qui ment sur son identité, et faire interpréter ses victimes par des actrices sans expliquer en direct qui sont les comédiennes, n’est-ce pas paradoxal ? Cela va plus loin : dans les photographies qui émaillent le récit, nous nous sommes demandé si certaines ne nous montraient pas le protagoniste dans une scène de la vie quotidienne avec… une actrice, à la place de la personne réelle de la photo réelle ! Ce qui signifierait qu’on serait face à un photomontage, comme si Supermenteur avait contaminé le film lui-même !

Cela a même amené certains à se demander si celui qui nous est présenté comme le protagoniste… est bien le vrai ? Ou bien est-ce un comédien ? Ah là là la prise de tête, on a bien ramé !

Le ton du film est léger, à plus d’un moment la salle a ri, et nous nous sommes dit que l’élégance de cet humour avait été choisie pour nous aider à supporter cette histoire sombre, au final, car les femmes affectées par ce mensonge sont dans une vraie souffrance. Les Sud-Américaines, les premières à avoir eu affaire au serial séducteur, s’en sortent mieux, comme si elles étaient habituées, comme si le mensonge, dans cette région du monde, était un sport national ; mais la Polonaise qui vit en France, par exemple, on sent en elle un gouffre de tristesse, en elle se mêle la colère et quelque chose de dépressif. Et celle qui a eu un enfant de lui ? Non seulement il ne connaîtra pas son caméléon de père, mais comment lui en parler ?

Le film se termine sur une punition symbolique que lui inflige Sonia Kronlund : le faire courir puisqu’il se prépare à un marathon et ne lui accorder aucun répit, aucune pause. Cela nous a semblé bien léger comme châtiment ; mais Sonia Kronlund n’est pas là pour rendre la justice. Sa mission, c’est de montrer et plus encore en l’occurrence : montrer aux victimes que c’est arrivé à d’autres, que ça peut arriver à n’importe qui, pour les déculpabiliser. Puisse ce film avoir ce pouvoir !

Échange transcrit à l’écrit par : Isabelle DEVAUX

Dans son émission Les Pieds sur terre, Sonia Kronlund a consacré un épisode à cette histoire : L’Homme aux mille visages.