ANORA, de Sean Baker

Sean Baker a un souhait, nous a dit en préambule Sylvie, l’animatrice de notre débat : que les gens parlent et qu’ils échangent, après avoir vu son film. Anora, son petit dernier, sa palme d’or, s’y prête merveilleusement : après avoir beaucoup ri, « comme rarement » ont reconnu certains, nous sommes sortis de la salle 1, bien remplie, et nous nous sommes assis en cercle pour chercher ce que nous avions à en dire… Nous avons découvert que nous avions plein de choses à en dire !

Dans l’Amérique capable de réélire Donald Trump, c’est-à-dire dans l’Amérique de l’argent roi, où l’on ne considère pas l’autre mais où l’on s’en sert, soit pour gagner de l’argent, soit pour le dépenser, Anora-qui-se-fait-appeler-Ani est une ouvrière. Une ouvrière dans le commerce du sexe, qui travaille dans un club de strip-tease à Manhattan. Le jour où le fils d’un oligarque russe, riche à ne savoir que faire de l’argent paternel, passe dans son club, elle l’appâte si bien qu’il en redemande, et va pour une romance à la Pretty Woman ! Sauf que dans Pretty Woman, on ne voyait pas le personnage de Julia Roberts au travail. Là, on le voit, on le voit même dans bien des situations, encore et encore, mais le film est si merveilleusement cadré et monté que les scènes s’arrêtent toujours avant de faire de nous des voyeurs. Abdellatif Kechiche, viens prendre une leçon ! Une leçon de regard…

Celui de Sean Baker n’est ni surplombant ni voyeur, on sent qu’il aime ses personnages, au point de faire d’hommes de main d’un oligarque russe des pieds nickelés touchants de maladresse, presque doux. Totalement dépassés, en tout cas, par l’énergie revendicative d’Anora-qui-se-fait-appeler-Ani, qui se bat comme une tigresse pour revendiquer son statut de jeune épouse, de travailleuse du sexe qui vient de sortir de sa condition par un mariage avec un prince charmant riche à millions !

On est loin des mafieux russes !

La partie « Cendrillon » occupe le premier tiers du film. S’ensuit le retour brutal du réel, l’éclatement des illusions, dans une maison faite d’espace, de plafonds hauts, de canapés interminables et de fenêtres panoramiques donnant vue sur l’Hudson. Le prince charmant s’enfuit comme un minable et contre toute attente, c’est Anora-qui-se-fait-appeler-Ani qui mène la danse, tandis que les deux gros bras censés la contenir se prennent des coups, des morsures et des cris qui les mettent en panique. Arrive leur chef super énervé et c’est parti pour la troisième partie : il faut retrouver Ivan, l’enfant gâté qui vient de se payer un mariage comme on se paie une virée un peu trop alcoolisée. La cavale dans une New York nocturne nous trimballe de boîte de nuit en plage de Coney Island où le rouge d’une écharpe scintille sur le fond noir d’une folle nuit, et scelle le début d’une alliance.

Les scènes dans la voiture sont très importantes. À chaque fois qu’elle remonte dans la voiture, Anora-Ani réfléchit et nous avec, car ce film étonnant ouvre sans cesse des pistes qu’il nous laisse explorer, on s’en rend compte après coup. Ce sont les sourires imperceptibles d’Igor, l’homme de main qu’on n’a pas vu venir parce qu’on l’a pris pour un bas de plafond et qu’il se révèle plus fin que prévu. C’est la dernière marche du jet privé des parents d’Ivan, que la mère déroule d’un coup de pied rageur qui la définit mieux que des mots. C’est la revendication d’Anora-Ani auprès de son patron qui se plaint de perdre une de ses meilleures employées, « paie-moi des congés, une assurance santé, une cotisation retraite ». Vite vite on passe à autre chose mais cet échange qui nous reste en tête dit quelque chose de l’engagement de Sean Baker à représenter au plus juste les minorités, la classe ouvrière, les petits soldats tout autant que victimes du capitalisme. Sans s’appesantir car il se défend de toute lourdeur militante.

Enfin, alors qu’elle occupe… quoi ? les dix dernières minutes du film, la scène finale a monopolisé notre débat. C’est que sans elle, le film ne nous aurait pas intéressés. Il nous aurait amusés, certes, mais on l’aurait vite oublié car sur les 2h20 que dure le film, on passe tout de même deux bonnes heures en compagnie d’êtres qui mentent, trichent, jouent un rôle dans un milieu complètement surfait et artificiel. Soudain, c’est comme si l’âme russe s’introduisait dans l’univers trumpien pour le contaminer de l’intérieur et le transformer durablement, y compris dans nos souvenirs. « Je préfère Anora » dit Igor à Ani. C’est la première fois qu’il exprime un point de vue et elle le rembarre comme elle vient de passer 2 heures à le faire : vigoureusement. Mais Igor est le roi du self-control et il lui réserve une surprise à la fois toute petite, elle tient dans le creux de la main, et de taille.

Alors qu’il a commencé sur un gros plan de ses fesses, le film se termine sur le visage d’Anora, et nous nous sommes interrogés sur le sens des larmes qui la submergent. Nous avons décortiqué la scène qui les fait advenir et nous avons adoré le son des essuie-glaces qui balaient le pare-brise dans cette voiture à l’arrêt mais au moteur allumé pour maintenir un peu de chaleur. Et le son du vent qui fait tournoyer la neige tout autour. Pas de musique, et les essuie-glaces continuent de fonctionner alors que commence le générique de fin. Calés au fond de nos sièges, nous n’avons pas eu envie de nous lever pendant ce générique car nous avons été cueillis par l’humanisme qui a fini par réussir à pointer le bout de son nez. C’est tout sauf du cinéma hollywoodien à l’ancienne parce que nous sommes repartis avec plus de questions que de réponses. Les interrogations des uns rebondissent sur celles des autres et ça fait effet boule de neige et ça permet de ne pas rester à la surface des choses, aux clichés. Le film ne nous a donné aucune indication de quoi penser sur ce qu’il nous propose. Pour cela, merci Sean Baker !

Les princes charmants ne sont pas ceux que l’on croit.

Échange transcrit par Isabelle DEVAUX

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