Fallait-il un film chaotique pour raconter une vie chaotique ? Ce qui est sûr, c’est qu’une ballade avec deux « l » n’est pas une promenade de santé. C’est un poème de forme libre et il en faut, de la poésie et de la liberté, pour croquer la vie d’un homme sans boussole. Un homme à facettes : voyou, punk, poète, rebelle du début à la fin de sa vie, écrivain, un temps domestique (!) dans un hôtel new-yorkais avant de venir faire le dandy à Paris puis repartir pour la Russie de Poutine et fonder un parti « national-bolchévique » fasciste au dernier degré…
Est-il fascinant ou minable ? Il est une émanation de la fin de l’ère soviétique en tout cas. De la fin de ce siècle où dans ce pays, on a essayé de fabriquer un homme nouveau, « l’homo sovieticus ». On ne peut pas renoncer à une idée aussi folle, belle autant qu’horrible, ayant coûté tant de vies humaines, sans qu’émergent des monstres. « Celui qui veut restaurer le communisme en Russie n’a pas de tête. Celui qui ne le regrette pas n’a pas de cœur. » Dire qu’il faut citer Vladimir Poutine pour éclairer la psyché d’un personnage aussi contredit et contradictoire qu’Édouard Limonov !
Au premier abord, le film est déroutant. Il est composé de parties disparates, réduite aux intérieurs quand on est en Russie, très longue pendant le séjour à New-York, lapidaire à Paris. Peut-être l’inconfort ressenti est-il lié à la partie new-yorkaise, qui occupe une bonne partie des 2 heures et 13 minutes du film, à une époque, les années 1970, où New-York semblait une décharge à ciel ouvert, peuplée de sans-abris gisant sur des trottoirs encombrés de détritus. Limonov a partagé la misère des êtres humains les plus déconsidérés et c’est inconfortable, d’autant que la reconstitution est éblouissante, du grain de l’image aux plans semblant sortis de Taxi Driver.
Derrière la caméra, Kirill Serebrennikov. Comme dans ses autres films, on sent le metteur en scène de théâtre et d’opéra dans l’ampleur du projet et dans sa scénographie, particulièrement pendant une séquence qui nous a tous mis d’accord, quand Limonov traverse les années 1980 en parcourant des décors hantés par des images qui les symbolisent, en trois minutes top chrono, sur fond de Sex Pistols. Dans le dossier de presse, le réalisateur dit : « Le style général du film est celui d’une BD ou d’un collage » et ça coïncide parfaitement au choix de faire défiler les années et les époques dans son film.
Par rapport au livre d’Emmanuel Carrère dont il est l’adaptation, il consacre une portion congrue à la période fasciste de Limonov, les dernières années de sa vie. On sent que c’est sa période anarchiste et nihiliste de punk violent et anticonformiste qui l’intéresse.
Devant la caméra, un acteur de théâtre anglais qu’on a vu au cinéma et dans d’excellentes séries britanniques, Ben Wishaw. « C’est vraiment un grand artiste, poursuit Kirill Serebrennikov. J’ai éprouvé un immense plaisir à le voir se transformer en Limonov, tel un caméléon. Il faut savoir que, dans la vie, Ben est totalement à l’opposé de ce qu’était Limonov. C’est un Britannique fin, gentil, calme… Alors que devant la caméra il se transforme en un Limonov très très russe ! » Il suffit de se rappeler de lui en John Keats dans le Bright Star de Jane Campion, tout en le regardant camper Limonov en anglais avec un accent russe, pour mesurer l’étendue de son talent.
D’ailleurs, le fait que tout le film soit en anglais a gêné certains d’entre nous. Pour les scènes en Russie – comme celle où il retrouve ses parents – et en France – où il est interrogé par des journalistes français en direct sur une radio française, le tout en anglais –, ça ne fonctionne pas. Kirill Serebrennikov assume ce choix qu’il a fait pour des raisons de production internationale.
Le ciné-débat a débouché sur quelque chose d’intéressant : tous ceux qui émettaient des réserves sur le film au début, à cause de sa mise en scène ostentatoire et de son récit non linéaire, l’ont trouvé plus intéressant à la fin du débat. Parce que ceux qui avaient lu le livre d’Emmanuel Carrère, et plus encore ceux qui avaient lu des livres de Limonov lui-même, nous ont donné envie de les lire. Et puis il est ressorti de nos échanges combien le film résonne avec l’actualité. On peut lire le passé à la lumière du présent mais énormément de choses décrites dans le film nous amènent à comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Comme quand Limonov, à New-York, commente l’étalage de la pauvreté dans les rues : « Ici les pauvres et les inégalités on les montre, en Russie on les cache ». Ce constat désespérant mène à la perte des idéologies et même des idéaux puisque rien ne marche. On sent bien que Limonov cherche quelque chose. Tout ce qu’il trouve, c’est de la violence, des deux côtés. Plus tard, quand il rend une visite rapide à ses parents, en pleine pérestroïka, le discours du père, appelant de ses vœux un homme fort pour remettre de l’ordre dans le chaos qui suit la fin du communisme, annonce Poutine.
Pour finir, il est une musique instrumentale qui revient à trois reprises dans le film. Plus slave tu meurs. Et quel est le plus slave des musiciens américains ? La réponse est dans Russian dance… de Tom Waits !
Isabelle DEVAUX
Ciné-débat du 14 décembre 2024
Dossier de presse :