Avez-vous vu Tardes de Soledad d’Albert Serra ?

« Une de mes obsessions a toujours été de créer des images et des situations inédites dans le cinéma », avoue Albert Serra qui a passé deux ans à filmer Andres Roca Rey, star de la tauromachie contemporaine, pour composer Tardes-de-Soledad, un documentaire subversif, décadent, d’une horrible beauté, entre bouffonnerie et spiritualité.

Le toréro autour duquel tout tourne se contorsionne, effectue des passes rapprochées, défiguré par des rictus guerriers passablement ridicules face à un taureau souvent hors champ excepté lors de la danse de mort finale. Un miracle a lieu parfois, l’alignement des planètes d’un geste parfait, impeccablement filmé.  Violence inouïe, postures d’un autre âge, jeux du cirque fascinants, l’œuvre baroque de Serra charrie le rouge et le noir, jamais la corrida n’a été filmée ainsi, sans commentaires ni démonstrations et sans le folklore habituel, le public n’apparait quasiment pas. Serra dessine des tranches de vie à l’épure radicale, comme le grand Gianfranco Rosi qu’il admire. Il dévoile un instant qui raconte l’avant et l’après, sans restituer la trajectoire linéaire des personnages. Au début du film on voit Roca se dévêtir de son habit de lumière, quand la logique eut commandé l’inverse.  On ne saura jamais si le toréro a une famille, ce qui le pousse à mener cette existence fantomatique, ballotté dans sa Rolls Royce de ville en ville, Madrid, Santander, Bilbao, il entre par une porte, ressort par une autre. Dans l’arène il devient matamore, alchimie de la transfiguration que seul l’œil de Serra pouvait montrer. Dès les premières images deux animaux nous fixent longuement, amplifiés par la nuit où ils sont maîtres et seigneurs.  Leur souffle tellurique puissant nous défie. On comprend ce que le toréro peut ressentir, son incroyable concentration au bord de l’arène lors d’un rituel presque chamanique, tandis que le staff exécute les premières passes. La mort n’a rien d’attirant dit Andres Roca Rey, c’est un cauchemar. Encorné plusieurs fois, il sait de quoi il parle.

Le roi soleil est filmé la plupart du temps de face ou au niveau du torse, cornes et fesses se caressent dans un ballet circulaire. L’assaut final le voit de dos avec un gros plan sur le taureau traversé par l’épée dont l’œil torve se révulse. On dirait un Goya !

En dehors de l’arène, dans sa chambre d’hôtel et son Van, le héros est nu, une sorte de chiffe molle aux couilles pendantes qu’on habille, qu’on lustre, qu’on se refile de main en main, soigneur, majordome, coach, cuadrilla, tous l’encensent et décompressent. Jamais on n’aura entendu dans un film autant de propos virilistes orduriers, c’en est presque grotesque. Dans sa bulle, Andrés Roca Rey mutique fixe un ailleurs auquel lui seul paraît avoir accès, indifférent à tout. Albert Serra a composé cette stupéfiante chorégraphie, mélange d’or et de fange, autour d’un gouffre vertigineux, de même qu’il filmait La mort de Louis XIV, monarque seul dont le corps en décomposition était entouré d’une ronde de médecins, ou la mort symbolique d’un ambassadeur français à Tahiti, cramé par le pouvoir dans Pacifiction. Albert Serra capte le passage de la vie à trépas, l’absence au monde, la limite au-delà de laquelle on ne s’appartient plus, le mystère, pourquoi encore aujourd’hui un public d’afficionados regarde cette boucherie ?   

Le catalan montre une esthétique, non au sens du beau mais de l’objet à voir. Il affirme son indépendance artistique par la lucidité impitoyable du regard qu’il porte sur ses modèles, grimaçants et flamboyants. Ce cinéaste littéraire a une signature, à l’aveugle on reconnait son style, film après film il compose une œuvre.

Sylvie Boursier

Tardes de Soledad, documentaire d’Albert Serra est sorti en salles le 26 mars 2025.