Les filles d’Olfa

« Le cinéma permet de donner du sens à une réalité chaotique »

Kaouther ben Hania

Si je vous dis « documentaire », peut-être allez-vous me dire : « Pfff, quel intérêt d’aller voir un documentaire au cinéma ? Si je vais au cinéma, c’est pour qu’on me raconte une histoire… » Mais les documentaires aussi, racontent des histoires ! Les documentaires aussi, sont peuplés de personnages. Parfois, quand l’histoire ou les personnages sont « bigger than life », mieux vaut un documentaire ; car si on les mettait dans une fiction, vous diriez : « Pfff, celui qui a inventé ça exagère ! » Comment raconter quand c’est la vie qui exagère ?

Et puis, il y a documentaire et documentaire. Au départ, quand elle a décidé de raconter l’histoire d’Olfa et de ses filles, la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania a essayé le documentaire « classique » : une pièce, une chaise, Olfa assise sur la chaise, une caméra à quelques mètres d’elle, et ça tourne ! Mais non, ça ne marchait pas. Alors que l’histoire d’Olfa et de ses filles la fascinaient, Kaouther Ben Hania n’arrivait pas à transmettre, en les faisant se raconter de manière aussi simple et convenue, cette fascination. Alors, elle a cherché.

Elle a demandé aux filles présentes, les deux cadettes, de jouer les filles absentes, les deux aînées. Elle a pensé aux docu-fictions, où l’on fait jouer par des acteurs des personnages réels dont on raconte l’histoire en voix off. Elle déteste les docu-fictions ; mais, comme elle aime cette citation d’Hitchcock : « mieux vaut partir d’un cliché que d’y arriver », elle a tordu le dispositif des docu-fictions pour trouver le sien, aussi original que pertinent.

Si elle avait demandé à juste Olfa et à ses deux cadettes de raconter comment les deux aînées sont parties pour Daech, ça aurait produit un film plein de larmes, potentiellement voyeur et chiant. A la place, elle a gardé Olfa et ses deux plus jeunes filles, mais elle a embauché en plus quatre acteurs. Une star tunisienne pour jouer Olfa dans les scènes trop dures pour qu’Olfa les rejoue elle-même. Deux pour incarner les deux sœurs aînées, les deux sœurs « avalées par le loup ». Et un homme pour jouer tous les hommes qui sont passés dans leur vie parce que, aussi malfaisant les uns que les autres, ils sont interchangeables.

Qu’est-ce que ça donne ? Ça donne des rencontres, ça donne du partage, ça donne de la joie ! Comme elle permet à Olfa et à ses filles d’être ACCOMPAGNÉES par des actrices qui non seulement prennent le relais (pour celle qui joue Olfa) mais qui aussi s’expriment et réagissent en tant qu’elles-mêmes, apportent chacune leur propre regard sur l’histoire qu’Olfa et ses filles racontent, la cinéaste les aide à aller au bout de ce qu’elles ont à dire. Si elles avaient été toutes seules, juste elles trois, cela aurait certainement été beaucoup plus difficile de non seulement raconter cette tragédie mais aussi de chercher à comprendre l’origine du mal (l’embrigadement des deux aînées) et de la violence subie puis reproduite par Olfa. Là, il y a la joie de la rencontre et des échanges avec ces personnes extérieures, et cette joie fait que le spectateur accepte de tout entendre, et permet aux protagonistes d’aller plus loin dans leurs commentaires et leur réflexion.

C’est une tragédie, mais qu’est-ce qu’on rit ! On rit de la liberté de parole dont font preuve Eya et Tayssir, les deux filles qui ont échappé au loup, et de la manière dont Olfa s’en offusque, ou fait semblant de s’en offusquer. A les voir grandir devant la caméra de Kaouther Ben Hania, et sous les regards des actrices qui jouent leur grande sœur et leur mère, Olfa apprend, Olfa va bien finir par comprendre, petit à petit, que la violence n’est pas une fatalité. Qu’arrive une génération qui met fin au cycle infernal de la répression et de la rébellion et de la répression et de la rébellion…

C’est ce genre d’œuvres qui font avancer une société, qui l’aident à se détacher de l’emprise de la religion et du patriarcat, par exemple. Une œuvre qui porte haut une parole de liberté et d’émancipation !

Isabelle DEVAUX

Pour en savoir plus, écoutez Kaouther Ben Hania dans l’émission On aura tout vu de France Inter le 24 juin 2023 et dans Bienvenue au Club sur France Culture le 5 juillet.