
Perle rare, le documentaire Le Repli de Joseph Paris allie une mise en forme attractive et percutante à une intelligence peu courante dans son traitement d’un sujet complexe : les violences policières.
En réalité, du fait même de la complexité du sujet, le documentaire dépasse largement cette problématique pour dresser le portrait d’un État policier qui, en France, s’est progressivement substitué à l’État de droit. Ce basculement s’est opéré sous couvert de la lutte contre le terrorisme islamiste, elle-même doublée d’une campagne contre l’immigration et, par extension, contre les populations nées en France issues de l’immigration. La phrase est longue, le souffle court, et c’est précisément ce que montre le film : comment la restriction des droits de certains agit comme un trou noir, absorbant progressivement les libertés de tous, jusqu’à viser aujourd’hui les militants écologistes et les manifestants de causes diverses. État d’urgence, usage répété du 49.3, élargissement du « droit à la légitime défense » des forces de l’ordre, banalisation du discours d’extrême droite dont les députés siègent désormais nombreux à l’Assemblée nationale : autant de signes d’un repli identitaire. La question posée par le documentaire est donc la suivante : comment en est-on arrivé là ?
Pour remonter à la racine de ce mal, le réalisateur Joseph Paris adopte une approche centrée sur la violence des images. Il ne s’agit pas tant de capturer la brutalité ponctuelle des interventions policières que d’exposer une violence plus insidieuse, plus récurrente : celle d’un imaginaire stigmatisant. Ce dernier contraint « l’Arabe » à se justifier avant même de prendre la parole, afin de se démarquer d’une tendance supposée à la radicalisation — une posture tacitement validée par la droite et la gauche traditionnelles.


Car toute la finesse de Le Repli réside dans sa capacité à reconstruire cette histoire de longue haleine sans verser dans une lecture simpliste où la droite serait l’unique responsable. Grâce aux analyses de plusieurs chercheurs, le documentaire nous ramène aux grèves d’ouvriers immigrés du secteur automobile au début des années 1980. C’est à cette époque que le Parti socialiste, soucieux de se détacher des luttes ouvrières sans assumer pleinement son abandon des classes populaires, adopte une rhétorique patronale inédite : bien que portées par des revendications sociales, ces grèves seraient en réalité des soulèvements d’inspiration sunnite… Ainsi commence la métamorphose de l’ouvrier immigré en « musulman », amorçant une descente médiatique qui fera de lui l’ennemi de la République et d’une certaine laïcité. Cette tendance, revisitée en 2003 par le rapport Baroin, se consolide après les attentats du Bataclan en 2015. Dès lors, les jihadistes peuvent se féliciter d’avoir contribué, avec l’aide des médias et des autorités françaises, à effacer la « zone grise » des musulmans indécis.
Bien que dense, Le Repli évite l’écueil de l’asphyxie narrative en alternant apports d’informations et moments de pause, laissant au spectateur le temps de digérer les images et de réfléchir à son propre rapport aux médias. Le montage ne se contente pas de déconstruire un discours pour en imposer un autre, selon les techniques télévisuelles habituelles ; il confronte les images à elles-mêmes. Celles-ci sont manipulées, déchirées, superposées, « taguées », dans une démarche quasi-brechtienne de désidentification qui met en garde contre leur pouvoir tout en en révélant l’inattendue beauté plastique de l’image audiovisuelle en tant qu’objet physique — froissable, périssable, fragile — ne cachant pas les traces des interventions qu’on lui fait subir.


Rien ne manque. Nous avons un personnage central, le militant Yasser Louati, habitué à être bafoué par les médias et à se battre sur un terrain hostile dans son propre pays, la France. Son témoignage donne chair et émotion à cette histoire. Nous pouvons également saluer les lumières apportés par les intervenants qui se succèdent : Thomas Deltombe, Mireille Delmas-Marty, Vincent Gay, Vanessa Codaccioni. Leurs analyses suscitent l’envie d’explorer leurs travaux plus en profondeur.* Mais ce qui captive encore davantage, c’est le travail de Joseph Paris lui-même : par son regard, l’image démonte l’image, l’éclairant à la lumière, autrement convaincante, du cinéma.
Andres CAMARILLO
*Vanessa Codaccioni, La légitime défense. Homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières, Paris, CNRS Éditions, août 2018.
Gay, Vincent. (2021). Pour la dignité: Ouvriers immigrés et conflits sociaux dans les années 1980. Presses universitaires de Lyon.
Thomas Deltombe, L’islam imaginaire : la construction médiatique de l’islamophobie en France (1975-2005), Paris, La Découverte, « Cahiers libres », 2005.
Mireille Delmas-Marty, Sortir du pot au noir. L’humanisme juridique comme boussole, Buchet Chastel, 2019.